Vedette

Porcelaine


Je peux passer des heures les yeux mi-clos à frotter l’un contre l’autre deux petits objets de porcelaine. Les ondes sonores de toutes les couches de la matière s’étendent dans l’appartement et parcourent l’espace pour venir se briser dans ma cage thoracique. Deux aiguilles de temps aiguës comme des ailes de rapaces me blessent l’intérieur. Bruit bas où le sens ne compte plus, rendu à son état sauvage. Je produis un mouvement régulier, de faible amplitude, en appuyant bien les deux surfaces que j’ai préalablement choisies. La matière est prête à se casser contre mon âme. C’est un travail de volupté assidue, de lente haleine. Objets fragiles entre mes doigts, je fais osciller leurs courbes l’une contre l’autre, usant imperceptiblement de fines particules de cette poudre invisible qui se répand dans l’atmosphère et dans mes poumons, et progressivement, je me défais. La plainte de la céramique que mes doigts semblent réveiller se diffuse, le battement de la porcelaine remplace le battement de mon cœur. J’extériorise ma vie, dans cette sexualité d’argile dure, plus cruelle que tout par son apparente douceur. Je n’entends plus rien que le moteur précis qui conduit cette machine de jamais-vu. Où que je sois et quelle que soit l’heure, le bruit recouvre tout, il recouvre les plaies d’une couleur nouvelle où je tombe. Dans ma main, ce n’est plus une tasse avec pour motif un branchage roux de nudité, c’est le bol-sein glacé d’une belle indifférente qui m’a donné rendez-vous au sans visage. Je reste grave et de la même lignée que ces masques sourds qui ont mille ans. Que les yeux automatiques des poupées. J’humecte de la langue la surface laiteuse de l’objet. La porcelaine se met à briller. C’est un assouvissement. Je passe en mode étanche. Les boucles tournent en moi en s’altérant à allure rapide et je ne suis plus que pensées détériorées, effilochées. Dans le cercle de lumière qui n’accroche rien, je vois néanmoins les pas de loup, les fermoirs de nos années-frange. Le vague souvenir de l’épaisseur de ton feuillage remonte, son goût de sucre artificiel. Mon saxe se durcit. Enfant déjà je faisais grincer mes dents contre les parois translucides d’une tasse ancienne jusqu’à emporter dans ma salive un morceau de terre cuite, le mâchant en secret et délicieusement, allant reposer ensuite la tasse finement amochée, allégée d’une infime parcelle. À chaque fois j’y revenais et la tasse se détruisait lentement. Journées de couleurs pâles où j’allais chuchotant explorer l’escalier et y abriter mes vertiges. Plus tard ce furent les fausses dents de femmes plus âgées que moi, que j’aimais sucer à même la bouche, révélées par de trop courts sourires. Mais les gens sont trop effrayants quand ils sourient, toujours à l’ombre des dépits. Le soir comme on dit tombe. Je reste de marbre. Je sens quelque chose sous la peau, comme un chevauchement des registres, je sens tout mon attirail de mensonges qui tremblote au rythme des frottements. Ce n’est pas encore la nuit, mais elle s’annonce pourtant comme un asservissement. Ma transe fragile s’interrompt. Minimal baroque aux yeux clos j’écarte les branches du palmier négatif qui me serre la gorge. Les feuilles du végétal moribond se balancent dans le vent. Un vent qui date comme ces étoiles mortes. Qui chante tout à la fois l’absence et la dévoration, musée étrange et pour personne.

dripping de ketchup sur chat noir

je n’en pouvais plus des gens qui posaient
des conditions à leur ennui
je voulais être le seul
à attendre
comme un ascenseur qu’on appelle enfin
ils étaient du samedi moi j’étais du dimanche
du dimanche soir et des intérieurs vides
j’avalais
des couleuvres
des antalgiques
à force d’exposer ma fragilité j’avais les plaies
des plaies ouvertes comme des mondes
qu’on peine pourtant à entrouvrir

dripping de ketchup sur chat noir
j’attends toujours qu’il soit trop tard
laissant venir, saturées de non sens
les sirènes d’ennui
je passe la main sur ta fourrure, liquide, rougie
y déversant mon cœur
à demi soir

je rêve que se vidange l’œil
s’humidifie la lèvre, je rêve
que je raconte une histoire, légèrement désaccordée
à des regards fermés dans un couloir, sans pièges
pour toucher telle notte dans la ville, l’entente secrète
une âme libre qui s’épanche
depuis ma station solitude de service
étant donné rendez-vous au sang neuf des miroirs

étant donné rendez-vous au sang neuf des miroirs
il y a en haut ce pendant sans fermoir qui brille, dite lune 
que j’appelle visage vide, vie d’ange
qui éclaire ce rien qui reste
et je sens bien que quelqu’un dans mon dos reconstitue le temps
avec les pages du calendrier que j’arrache
je tourne comme ça en rond dans les cuisines
de soir en soir
à la lueur d’heures pyramidales
comme si le dehors n’existait plus
à ne voir plus qu’à travers des verres sales
leurs traces de lèvres que j’élucide
d’âmes-vitres déjà évanouies

je m’étais juré de ne plus aller, errer
ni ailleurs, ne voir personne
et je suis de partout entouré
c’est venu à moi élastique
ventres, fibres, membranes, bruits,
frissons, néons, couleurs vives,
élevés à la hâte en figures divines
parce qu’il faut bien trouver quelqu’un
à atteindre le soir dans nos venises fatiguées

il y avait la fille du studio hardcore
froissant les moindres centimètres carrés de remords
et aussi celles cambrées en robes mûres qu’on appelait filles de sel
dont on mordait la bouche comme des crackers
en éruptions délibérées de fièvres
mais je m’en fichais j’avais trouvé la solution
une cape dix-sept ans un éclair
faire le tour du quartier en repeat
je revivais décompressé
décompensais extra-luxcide
sans aucun souci que l’instant pressent
juste quelques vagues idées de rouge sur du néant

mais dans l’ardeur qui toujours tout recompose
l’électricité saute et rend le monde extatique
plus aucune concordance dans les temps
les gens se marchent sur les pieds
cette perte soudaine de couleurs m’accable
alors que la vitesse s’accélère
pendant que vous hurlez comme des queues de chats écrasées
éthylistes soigneusement sélectionnés
collectionneurs de fins du monde
dans le noir soudain je pensai
« avec quoi chasse-t-on la beauté ? » 
avec deux ailes de cygnes bien saignantes
qu’on secoue mal et fort aux visages
dont on veut se débarrasser

partout circule un air de ramasse-saleté
dire qu’on s’exaltait d’étoiles en plastique
luminescentes qu’on collait au plafond
j’ai encore en tête tous les maquillages croisés dans la nuit
aux yeux fendus par la rouille tels des agneaux mystiques
j’avais toujours enregistré beaucoup de choses
par exemple toi
avec ton déhanchement arythmique
de cigogne, de cogito-rhum, tu te levais la nuit
te cognant au mur pour aller aux toilettes
sans jamais trouver le bouton de lumière
te réveillant dans un théâtre de béton cru
remplaçant tes méditations par des actions mutiques
aiguilles fichées au poignet de la main gauche
tu laissais la porte ouverte
pour un roi de lancelot en panne

je viens quand tu voudras passer des disques dans ta tête
une collection de tubes presque vides
des je t’aime d’objets trouvés
qui nous feront passer pour pharaons ringards
nous donneront le vrai vertige de l’existence
bien plus que ce qu’on a mal lu et les grandes espérances
odes aux dos de paquets de cigarettes
bien trop petits caractères
les griffures que tu collectionnais fière
bal-poussière que tu donnais dans la pénombre

d’un naturel indécis, et Renaissant,
et par tous les synthés discordants
j’ai un petit lion vénitien en moi qui te sourit
j’écarte les pans du jour comme l’éventail que tu agites
oh ce bras tendu, oh l’express Paris-Londres
ah ces gens qu’on irait bien réveiller en frottant
au moment du changement d’heure
une pointe de diamant contre leur poitrine
dans un dancing d’endormis

le poème n’est pas une accumulation de mots
mais de sangs fouettés
c’est un lent bauhaus
de pétro-idées
une machine à âme
des bye-bye résonnant dans une rue à double sens
la voix de quelqu’un qu’on abandonne
une phrase reprise plus tard, ailleurs
déclaration d’amour au hasard
l’envers d’un sous-bock
le sentiment bref mais compact
de la nuit au ventre
au toucher de laine rêche
la perte au coin de chaque immeuble
projecteurs braqués
sur d’infimes parcelles de nous

je vois la foule passer, compacte ;
comme une mer mal fermée et oui — rouge
dont à l’oreille on se passerait le code
et rien qui ne soit marqué d’irréalité
pourtant mon inscription est toute sur tes lèvres
je tourne en rond dans tes fréquences
je te transpire moi-même
si bien qu’à la fin nous sommes un deux et mille
pareils éperdus
out, off
entre room-services et liftings
à négocier virages et camélias

2021-0131

je me tiens là à attendre, attendre d’être saisi par quelque chose, il faut être patient, être attentif et vide, car enfin c’est peut-être assez proche. être saisi ou saisir. ne pas savoir. que faire, ma principale interrogation. je ne sais pas, ma principale déclaration. aujourd’hui je n’aime rien. dans ces cas-là, il vaut mieux se taire. il y a le chiffre 13 qui est affiché sur le micro-ondes entrouvert. j’ai très peu mangé. l’étrange cas du pain grillé. cher vieux dimanche, cher vieux vampire. on peut bien se tutoyer. les dimanches quand je prenais le train des étudiants. le dimanche avec sa mélancolie atone. les ombres noires avec leurs sacs. la nuit que je laissai passer, les yeux ouverts. la musique feutrée (See See, Rider) qui continue de traîner, du sol au plafond. against the beat. le goût très spécial de la cigarette de trois heures. une certaine occupation de l’espace par les coins. l’oubli comme le luxe d’une étoffe serrée, et puis, une certaine joie, le plaisir des heures volées. 

2021-0128

Ne pas trembler car tout est calme encore, encore se tait la toute-puissance  

terrible, je suis assis, je ne sais pas, je pas je ne sais pas, je pourrais trembler trembler de vide, je-ne-sais-pas, je décompose ces quatre mots anodins quotidiens, sibyllins, primordiaux, je ne sais pas, familiers et terrifiants, quoi écrire je ne sais pas, ce que je pense, je ne trouve pas, pas de sens à donner, je n’en veux pas, communiquer, je veux dire mais sans énoncer, je ne sais pas ce que je pourrais faire, taire ou maudire, donner, trahir, les yeux, les yeux dans le vide de l’extérieur à portée, je crois que j’ai froid mais je ne sais pas, de quel ordre est le frisson qui me saisit, réfléchir est un art mais s’oublier aussi, c’est la retranscription de mémoire d’un sous-titre de film, si je le note, cela devient la partie émergée de la journée, et cela devrait suffire à la personne que je ne suis pas encore et qui un jour se penchera sur ces notes, y trouvant sans doute quelque chose à y méditer. 

2021-0125

Quand le jour consiste en la répétition du jour précédent, avec de menues variations. Quoi noter ? Les menus, je m’en suis lassé. Je laisse simplement les mains décider, la chaîne du froid entre l’absence et les mains. Je suis toujours néanmoins traversé de squelettes de souvenirs que je m’abstiens de fixer ou de classifier. On ne se dévisage plus, on ne s’évite plus. On reste enferré. Il reste les détails, ou l’inventaire des stocks. Quelques raccourcis de pensées. J’aimerais entendre la rumeur imprécise et roulante de la foule. Les musées sont fermés. Et tant d’autres lieux. J’y pense beaucoup, à des moments aléatoires pendant la journée. Les images de ces lieux vides, des images qu’on ne peut pas voir. Je ne peux même pas voir l’image de ces lieux vides où l’on pouvait voir des images. À une époque, je rêvais (de faire) ce film: filmer les endroits fermés et vides, de nuit. Musées, administrations, opéras ; lieux clos et interdits, vidés. Sans autorisation officielle évidemment (cela n’aurait plus eu aucun intérêt), obtenir simplement l’aval improvisé de veilleurs de nuit consentants. Mais si j’ai envie, je peux fermer les yeux, et voir. Voir très nettement des choses qui m’échappent désormais. Il ne reste que des cordialement. Je ne fais que dire. Les choses impossibles, les choses du passé. Une fois qu’une chose appartient au passé, elle est dans sa gangue, elle ne m’appartient plus qu’en tant que tableau, rectangle aux bords flous. Une exposition avec un unique visiteur. Distance, condition respectée. Il y a le découpage minimal des journées ; il y a des amertumes sans horizon. La feuille non pas blanche mais grise. Un set de couleurs étroit. Cela suffit maintenant. Mais j’invoque en me taisant des instants colorés, luxuriants. Je n’ai pas de grandes idées à proposer, je ne sais pas à / pour quoi je m’obstine. Une occupation comme une autre, une manie telle se ronger les ongles. Persister néanmoins. Dans l’attente, je ne sais pas, d’un tour de parc, d’un trajet en voiture, d’un extérieur nuit.

2021-0122

J’ai décidé de ne plus postuler aux appels à textes. Inutile d’ajouter des refus, des micro-humiliations sans intérêts à toutes celles que nous inflige déjà le quotidien. Les mails contrits et tout à la fois hypocrites (“malgré toutes ses qualités”), qui se permettent même d’y ajouter des conseils (“nous vous encourageons à poursuivre votre travail”, comme si le refus de leur revue qui en est au numéro 01 allait m’apprendre à travailler) ne sont pas essentiels à la vie sur terre, ils sont même tout à fait nocifs. Contrairement à une idée que j’avais un jour rencontrée via internet (rechercher “un maximum de refus”). On m’encourage cependant à acheter la revue en question, et à “partager” son existence, bien évidemment. J’aurais encore été aigri il y a quelques mois par de tels refus, alors qu’aujourd’hui je n’en ressens rien qu’une légère lassitude qui est plutôt d’ailleurs une forme d’indifférence (peu m’importe de quoi elle ait l’air). Je m’inscris dans le creux, dans la faille. Je n’ai aucun besoin d’exister à leurs yeux voilés. Pas besoin de “partager mon existence”. Ma chaise a plus d’importance. De quoi ai-je besoin. Une question qui est intéressante. Si j’exclus la possibilité de gagner de l’argent avec des phrases, de rien, au fond. Je n’écris pas pour la lecture mais pour l’écriture, pour tracer la forme, même infime, de ma vie, aussi rudimentaire soit-elle, aussi rudimentaire et essentiel réflexe que la respiration. Chaque petite grappe de phrases que je parviens, non sans mal, à extirper de ce lieu bizarre où ça naît, est une manifestation qui vaut pour elle-même.

2021-0120

Pourquoi est-ce que j’écris, puisque j’ai envie de pratiquer un art silencieux ? Je veux dire sans mots. Par exemple la musique. Le rythme, la mélodie, leurs variations ou leurs absences. Malédiction d’avoir ouvert la mauvaise porte. Je suis obligé de continuer. Je n’y vois que des mauvaises raisons. C’est faire n’importe quoi. Cela ne m’apporte rien. Est-ce qu’un moment, il y aura un retournement de situation, un apport, quelconque ? De l’argent, un crédit bancaire, un amour ? Il n’y a pas de synonyme au mot amour. Est-ce que c’est juste du temps perdu ? Est-ce que le temps perdu est nécessairement rattrapé à un moment ou d’une autre manière ? Je déteste les questions, j’ai déjà dit ça hier. Dans un texte resté au fond d’un placard. Un texte, c’est un isolant. Un isolant rudimentaire. Ma seule issue est d’en troubler le bord. Ça me ruine le dos. État physique dégradé de l’écriture. Les yeux, le dos, l’énervement contre soi-même, le détournement devers l’essentiel. Le froid sur les mains. Au moins, ça ne coûte rien. Un art silencieux. Si je pouvais plugger un silencieux sur mes phrases, et assassiner froidement leurs objets fuyants, comme on tirait sur les horribles pigeons des rues. Les rues qui désormais sont désertées. Où sont les gens, où va-t-on aller maintenant. Pour voir des avant-bras dans des arrières salles. Mentir pour embrasser. Embrasser pour ne pas mentir. Chercher et haïr les liaisons.

2021-0118

Pour je ne sais quelle obscure raison mon cerveau m’envoie régulièrement le souvenir des gens les plus pitoyables que j’ai rencontrés, les plus nocifs, les plus insignifiants aussi. Les noms, leurs visages, les circonstances dans lesquelles je les ai croisés. Des circonstances parfois pathétiques, dans lesquelles ma situation n’est parfois guère plus reluisante. Les reflets de ma propre médiocrité, sans doute. J’aurais préféré oublier, comme j’oublie en général à peu près tout. Ces visions me prennent toujours par surprise, aux moments les plus surprenants, les moins opportuns au retour sur soi ou à l’introspection. En quelque sorte, ils viennent à nouveau me déranger, ils reviennent me déranger avec leurs maladresses, leur laideur, leur bêtise. Mais voilà que je suis pris d’une curiosité à leur égard. Qu’ont-ils bien pu devenir avec leurs fardeaux. Sont-ils toujours aussi patauds, aussi vils, aussi inertes ? Ai-je fait mieux de mon côté.. ? Hier encore, devant le miroir, le souvenir d’un de ces spectres ; une personne et son image se superposait à la mienne dans cette lumière jaunâtre de salle de bain. En repensant à elle, j’ai eu soudain l’envie de me venger, de lui nuire. Non pas qu’elle ait eu une réelle prise sur moi, ni autre action réellement malfaisante, mais tout de même, suffisamment de demi-heures forcées en sa présence nuisible pour y repenser avec un goût désagréable. On devrait pouvoir, jusqu’à une certaine limite, agir facilement et à distance pour se venger. Cette personne n’avait semblé avoir eu pour tout but que d’être le plus désagréable possible. Mais ma patience peut être infernale quand il s’agit de déplaire aux odieux. Je laissai donc tout glisser, je redoublais de prévenance, je faisais mine de ne rien remarquer, ce qui lui avait l’air insupportable, jusqu’à disparaître. Croisée à nouveau quelques années plus tard, elle avait l’air d’être héroïnomane.
D’autres encore, plus simplement des personnes de passage, de ces personnes qu’on ne fait que croiser, mais qui s’invitent et reviennent me visiter ponctuellement, pour je ne sais quelle obscure raison. Tous ces gens existent probablement quelque part, peut-être hantés par le remords, peut-être visités eux-mêmes par d’autres fantômes du passé, et j’en fais, qui sait, partie.