20160207


Qu’allais-je dire, écrire. Souvent dans ce genre de questions, les choses s’effilochent, sont par trop volatiles. C’est peut-être la définition, une définition de l’écriture : ces pensées qui viennent trop tard, qui viennent de m’échapper. Quelque chose d’impossible au fond d’un verre sans fond. Je dois bien avouer que la plupart du temps, je suis dans le plus profond désarroi : je sais que je veux écrire quelque chose, mais je ne sais pas quoi, ça ne vient pas au bon moment, ni même au mauvais.
Il faut que je dise non à (presque) tout le monde (presque tout le temps) sans cela je ne m’en sors pas. La nuit dernière alors que je ne dormais pas, (…) (voilà, j’ai oublié d’écrire la suite…)
Les rideaux fermés. Si bien que je ne sais plus du tout l’heure. Je rejoue moi-même tous les rôles de la nuit. Il y a des impacts invisibles sur la vitre. Des messages que je néglige. À la faveur…
J’ai souvent besoin de ne plus entendre parler du monde. C’est trop paralysant, de diverses manières. Qu’on me demande simplement où se trouve telle rue, ou bien le titre d’un film à voir absolument.
Je me souviens quand, enfant, je rêvais de Paris, les yeux ouverts. Mille signes, auxquels mon attention hypersensible s’attachait, me portaient vers cette rêverie. Des phrases innombrables, dans des livres ; des images qui semblaient ne jamais se tarir. Des impressions plus vagues, que je pourrais résumer en un mélange : la ville de nuit, avec ses obscurités, son silence, son mystère, et les lumières des boulevards, les néons, les agitations multiples. Mille raisons incompréhensibles qui animent les corps se frôlant. C’est probablement cette sensation, précisément, qui est la plus forte. C’était le masque détaché d’un violent désir. Une beauté d’ancienne vitrine.

20151212 « discrète, mais remarquable »


En avançant dans une après-midi déjà déclinante, en marchant dans ces deux rues, dans cette lumière de retour, je sombre très lentement, je me fonds plutôt, dans une sorte de nostalgie un peu précaire, plus forte que les mots. Je ne sais pas ce que c’est, une sorte d’enveloppement de la lumière, un filtre particulier, qui concerne les plus silencieuses artères des vies. Je me retrouve transporté par d’infimes stimulations. Une vitrine éclairée, le mobilier à l’intérieur derrière la vitrine, avec sa couleur de vieux bois mat et mielleux, me téléporte vers des décors, des scènes, pourtant si peu significatives, à peine entraperçues ; mais qui se sont imprimées, tout à mon insu, dans mon répertoire. Comme si les yeux se posaient enfin, vingt ans plus tard, sur telle chose déjà (à peine) croisée ; la révélant enfin. Mais des choses anodines, dénuées d’histoires ou de visages, de personnes. Des matériaux. Mais les matériaux c’est mystérieux. Des matériaux et leurs immatériaux correspondants. Des sortes de transports, en somme ; des machins à remonter le temps. Je retrouve l’odeur de la javel qui sèche, des carottes qui finissent de cuire, une ceinture de cuir qu’on desserre. Quelque chose d’inoxydable mais bref, une pulvérisation.
C’est aussi cette sensation brutale du jour qui s’évanouit, qui vous abandonne, qui se retire à jamais de vous. Une peau tombe et dessous qu’y aura-t-il ; encore moi ? J’ai rendez-vous, je suis en retard, je ne sais pas comment y aller, comment faire, ce qui va se passer. Quoi dire. Je cherche déjà à fuir de mes propres réponses alors qu’on ne m’a encore posé aucune question.
Plus je marche vite, plus le sang bat, plus mon visage s’agite ou se transforme. J’aperçois une femme immobile dans sa boutique de tentures vermillon, qui fixe les passants. De quand date son dernier mouvement. Son dernier mouvement de tête date peut-être d’il y a vingt ans. Elle bouge à ma vue. Ce qui compte, c’est qu’elle s’éloigne et qu’elle s’approche. Qu’elle m’adresse de brefs coups de regards qui me transpercent. En dépit du monde, des codes, de toutes ces choses non dites, nous sommes ensemble mais chacun de notre côté sous l’aile de cette incertitude encore de ce qui pour chacun se passera, dans une éclat de connivence floue.

passe


boulevard

Encore ce boulevard. impair, pair, impair. Que fait-il quand je ne suis pas là, qui joue ?
Au milieu des deux rives qui se toisent et semblent irréconciliables, cette bande de mer à deux vitesses. Dans la journée, le flux incessant, comme un système parfait d’oubli, et là, tard, juste quelques phares dans une nuit d’huile figée, et cette espèce de collant opaque que la nuit a revêtu et qui ne mènera nulle part.

Ce soir, on installe des abribus qui n’abritent plus de rien, et qui ne me répondent plus rien. Il y a deux ou trois hivers, on y voyait cet homme qui racontait sa vie à qui voulait l’entendre, il avait fui la gare, je crois, ou on l’avait chassé. Il avait investi l’ancien abribus, celui qui n’est plus là ce soir, où j’attends ordinairement le bus baleine, et qui vient d’être démonté, j’en vois encore le squelette à l’abandon sur le trottoir. Cet homme voulait quitter Paris, mais il ne voulait pas quitter Montparnasse. Un peu comme moi, à la réflexion. Quelque temps après, il avait disparu avec ses caddies, sans doute s’était-il décidé à aller vers le sud où « le temps est plus clément », répétait-il. Et puis un soir sur le banc vide, plus qu’une mère et son fils, il aspirait une brique de jus, et elle, son air mi-distrait mi-désespéré. Mais plus de nouvelles de cet homme massif. Moi je n’ai pas bougé, ou seulement sur quelques photos.

En marchant plus ou moins, disons en piétinant, comme je le fais volontiers, je remarque deux sortes de personnes : ceux qui s’agglutinent sous les lumières des cafés, des restaurants. Et ceux qui se coincent dans les zones d’ombre, et regardent en attendant qui sait quoi. Et il y a moi, qui ne dérange ni les uns ni les autres, qui leur emprunte simplement une étincelle, le reflet et l’excuse d’un regard lointain. Je m’approche régulièrement des vitrines, je regarde les dîneurs : je m’expose à l’envers, j’essaie de leur faire comprendre quelle marchandise hors de prix je suis, quelle confiserie… Mais ils ne me voient pas. Ils regardent les yeux de l’autre côté de la table, leur partenaire, comme s’ils voulaient les duper ou détourner leur attention, ces escamoteurs. Ils n’ont plus faim et ça les déprime, ils se cherchent de nouveaux objets à leurs tourments. Ceux qui sont seuls regardent leurs assiettes vides en pensant quand même à quelque chose. Ces assiettes pourraient aller au musée, tellement elles recueillent de regards concentrés.

Dehors, ceux de l’ombre eux, peut-être, me, nous regardent. En tout cas, on peut toujours l’imaginer car on ne voit pas leurs yeux dans le noir. Peut-être n’en ont-ils plus, à force. Ils restent immobiles, dans les coins, sans savoir quoi faire, attendant qu’on les prenne en pitié, qu’on les remarque, qu’on leur apporte une gaufre. J’entends parfois les sonneries de leurs téléphones, que souvent ils laissent retentir ; ils ne veulent pas qu’on entende leurs malversations.

Soudain je ne sais plus quoi faire, je suis une sonate fragile, je ne sais plus dans quel mouvement me mettre, me confondre. Je ressens des illusions contradictoires. Je regrette vivement que les magasins soient fermés, car ce serait une façon de traîner encore.

Mais l’heure du dîner s’éloigne déjà ce soir. Je n’ai quand même pas épuisé toutes les ressources ? Je passe devant le marchand de lampes ; il n’est pas si tard, elles sont encore toutes allumées dans la vitrine. Une fois de plus, je profite de tous ces kilowatts de lumière électrique sur le visage, je m’aveugle passagèrement, je fabrique du phosphène, je profite du spectacle mental de la projection, je m’éblouis. J’aime cette pluie de clartés que je m’offre régulièrement, sans jamais le prévoir. Car c’est toujours en dernier recours, quand je n’ai plus rien à faire, à voir, que je me retrouve là, à attendre que la minuterie du magasin de lampes se déclenche, s’éteigne et m’éconduise, qu’elle me renvoie au noir, aux voix basses, aux branches les plus crues de l’existence.

quatre mains des saisons


J’aime bien ce temps où je peux me croire aux quatre saisons simultanément, non pas seulement dans la même journée, mais dans le même instant : il y a un vent d’automne, derrière lequel se pointe une chaleur de printemps tardif, sur les façades une lumière de fin d’été, et l’hiver, il est sur les visages de la plupart.
Je sens comme un ubiquitaire privilège d’être de toutes ces saisons à la fois, sans aucune décence.
Des rêveries rivales se déchirent l’une l’autre sans aucune retenue.

En allant à la poste, j’entends une petite fille se soucier de la « larve » qu’elle porte avec tendresse dans un petit bocal en plastique de couleur. Elle portait aussi une coiffe d’Indien chamarrée, tout à fait authentique et sauvage.

Une inscription sur une devanture retient mon attention : « Massage traditionnel à quatre mains », avec un dessin sur la vitrine, qui ne correspond pas tout à fait. Seulement si on s’arrête suffisamment de temps devant, et qu’il n’y a pas trop de circulation, on perçoit depuis l’intérieur un faible ronronnement électrique.
Mais on ne peut pas rester trop longtemps, sinon on commence à voir à travers la vitre un peu obscurcie.
Et l’hôtesse qui vous regarde elle aussi sans savoir trop quoi penser.

L’envie de quitter cette ville ne trouve rien à quoi s’accrocher.
Eh, pourquoi n’y voit-on pas de singes s’y promener, y sauter les réverbères ?

Au supermarché j’achète sans préjugés pour les goûter des thés, parfois bon marché. Certains sont bons, faut essayer. Ça m’occupe à peu de frais.
(Je n’arrive pas à me défaire de tous ces « -és », c’est moche, tant pis ou tant mieux)

La caissière, qui me pose à chaque fois la question, et à laquelle je fais chaque fois la même réponse, me demande à nouveau d’un air tragique :
« — Avez-vous la carte de fidélité ? »

Et neuf fois sur dix je ne peux m’empêcher d’y entendre un espoir. Mais, que m’arrive-t-il ?
Systématiquement je lui souris et lui réponds « — Non » en emballant mes achats. Sont-ce donc nos deux rôles ?

Un homme me fonce dessus et me demande l’air menaçant : « — T’as donné quoi aujourd’hui à la beauté ? »
Je change de trottoir comme on change d’histoire.

Plus tard j’aimerai longtemps l’air entêté et démonial hérissé de pointes frénétiques d’une phrase de Olé que je me promets de réciter comme un mantra à la première occasion.


« I like to play long »
John Coltrane