de l’inattention


des regards qui ne se posent jamais longtemps, ce mélange de douceur et d’injures, ce qu’on n’a pas besoin de se dire en se regardant et même sans se connaître parfois, l’émotion qui fait trembler les lèvres et qu’on tente de dissimuler, le mouvement de l’autre qui nous fige, une intransigeance qui nous couve, la douceur qui surprend après un drame, ce vague où disparait telle parole qui serait venue trop tard, cette seconde qu’on voudrait retenir et qui justement dure un peu, puis comment elle finit par se briser contre le temps lui-même, désirer tant la différence de l’autre et haïr tant son indifférence, un torse qui se redresse brusquement et esquisse, l’écoute distraite puis soudain profonde, parler à quelqu’un en s’adressant à d’autres, la tonalité d’une voix destinée à d’autres et qu’on voudrait pour soi, ses variations infinies et démesurées, le passage d’une vision large à une vision resserrée, l’étonnement, comprendre une langue qu’on ne connaît pas, trouver beau le dos léger d’une main fumant une cigarette, une belle esquive, un tissage inextricable de bruits et de sons, les distinguer pourtant tous, une promesse à laquelle on ne croit pas et qui sera tenue, reconnaître un visage parmi la foule, des conversations sans cesse reprises, là où l’on ne devrait pas être mais où l’on est si bien, l’œil libre et l’oreille entravée, voir toutes ses idées remises en jeu, tisser des motifs à deux, des mains qui ne se toucheront jamais, une interrogation, la sensibilité démasquée, un buste qui quitte une pièce, et puis la voix qui dit pour soi, « Seul, seul… ».



Il connaît mieux ce tableau que quiconque, non pour l’avoir scruté attentivement, mais seulement pour l’avoir fréquenté distraitement, en parlant au téléphone en même temps. L’idée envoûtante. Son œil, sa vie, ont contaminé la peinture, comme s’ils avaient fusionnés ; et probablement le tableau s’est-il enrichi, amalgamé de toutes les pensées, questions, conversations qu’il tenait au téléphone tout en balayant du regard la surface de la toile, l’œil s’arrêtant (sans chercher à réfléchir ni à englober ou comprendre) sur tel détail du paysage, telle figure de personnage, la forme d’un nuage, pendant qu’à l’oreille un amant, ou un ami, lui donnait un rendez-vous, lui parlait d’un prochain voyage, d’une soirée à laquelle il n’a pas assisté… Ainsi, mieux que quiconque, saurait-il restituer toute la folie luxuriante de l’œuvre, grâce aux ramifications que le tableau et sa propre existence auront tissés, créant un réseau perméable, empreint de la vie même, dévorante.

faits et défaits de décembre


quelques faits, sans importance, mais que j’ai pourtant prélevés, un peu arbitrairement.
des preuves à soi-même, mécanique gratuite. parfois ce qui reste, c’est l’accessoire ; et c’est quand on s’éloigne que l’ombre grandit.

après-midi où j’observe quelqu’un installer une gouttière en acier pour mieux conduire la pluie dans la vraie gouttière (mais déjà la pluie rit sous cape). je pense au couvreur-zingueur, et à ceux qui marchent sur les toits et qui font rêver les écoliers. la ville leur appartient, là-haut, l’heure n’existe pas. il y a des angles qu’on enjambe et la ville est une forme qui toujours nous échappe. je voudrais, je le fais, me déplacer mentalement pour absorber mieux la grande toile, toucher toutes les matières, les regrets de la pierre ; déplacements en ouvre-boîte, en association libre d’idées irmavepées.

70 est le plus petit « nombre étrange » ; certains énoncés vous dispensent du besoin d’en savoir davantage [1] tant tout est déjà parfait dans leurs formulations. scénarios de mathématiques policières. enchaînements sans logique apparente.

le cigare de JLG que j’avais recueilli, étudiant, dans le cendrier d’une brasserie, matière et pensées qui venaient en même temps de se consumer, que je touchai de la main, encore tiède, que j’emportai avec moi comme un animal vivant encore dans ma paume.

souvenir de l’attente d’un gymnaste en mangeant des pâtisseries en silence l’endroit n’existe plus.
je regardais chaque objet du décor comme un objet de désir, comme si j’allais m’y enchâsser, et les murs étaient remplis de signes. 

je ne sais plus trop où me situer sur ce qu’on appelle « tard » ;
un mot résumait bien la situation, mais je l’ai oublié, 

un réseau de silence de très haute qualité.

« — vous avez fait des études d’art?
— non, mais je connais très bien leur tableau : il était accroché près du téléphone. »
(Helmut Berger, Gruppo di famiglia in un interno)

la nuit, j’aimais me logger en même temps qu’elle
on ne se disait rien, mais on était connectés en même temps.

je me souviens de ses bottines au cuir taillé en V de manière à ce qu’on puisse voir ses chevilles,
à l’endroit précis où saille cet os dont j’ignore le nom.
langage discret des chevilles où parfois les choses se décident.
je sais exactement détailler sa tenue, mais je suis incapable de dire la couleur de ses yeux ;
c’est un détail qui m’échappe, sauf s’il brille d’un bref éclat dans le noir complet d’une chambre
« ce serait drôle de se croiser par hasard et de s’embrasser » (sms, insolent, somnolent)

parfois, essayer des choses, tenter ces « fonctionnalités bizarres » que probablement personne n’utilise, à moins qu’elles soient justement inventées pour que quelques rares personnes, désœuvrées, entrent en contact, au gré de leurs tentatives hasardeuses. des collisions de portiers de nuit.

« 2014 : une année sentimentalement cataclysmique à Hollywood. »

et Juliett, pendant deux ou trois jours non-stop, égrène sa partie de pokémon, du soir jusqu’au matin. mélange de noms étranges de créatures, de mythe et de pop auquel je ne comprends rien mais que je trouve fascinant. ce sont mille bris de mots qu’elle jette sur internet, en temps réel, et qui accompagnent, devancent, commentent sa partie, ses hésitations, en rarement plus de trois ou quatre termes obscurs à la fois, en direct de ses tâtonnements.
il me semble d’ailleurs que souvent elle invente un régime d’expression tout à fait spécial, hors norme ; parfois presque insupportable, brouillé, sans pudeur ni censure, mais passionnant, stupéfiant, comme si l’on assistait aux énonciations convulsives d’un cerveau ouvert, à l’air libre.

il y a dans la rue, quelque part dans un immeuble en face, quelqu’un qui regarde à travers l’obscurité vers ma fenêtre allumée, et qui se demande qui je suis, et qui grâce à moi se sent moins seul. il se tient debout, songeant qu’il devrait se coucher, mais se disant que ça ne servirait à rien et qu’il est mieux ainsi à sentir les secondes en rafales lui refroidir la nuque, déshabillant l’existence. un courant d’air un peu trop fort l’éteindrait comme une bougie qu’on souffle, il vacille d’ailleurs un peu parmi ses souvenirs qu’il retraverse comme un long couloir vide.

à chaque fois qu’il se couche c’est comme s’il se préparait à un long voyage.

— et se pose délicatement sur mon visage le souci de transparence —



[1] mais si l’envie venait de tester ses propres limites, il y a les belles formulations de Wikipedia :
Un nombre étrange est, en mathématiques, un entier naturel n qui est abondant mais non semi-parfait.
Le plus petit nombre étrange est 70.
Les premiers nombres étranges sont 70, 836, 4030, 5830, 7192, 7912, 9272, 10430…
Il a été montré qu’une infinité de nombres étranges existe.
En 2012, aucun nombre étrange impair n’a encore été découvert.
S’il en existe, ils doivent être plus grands que 232 ≈ 4 × 1093.