En arrivant en gare de Paris, ce soir, fondent à nouveau sur moi — je ne sais par quelle brutale synesthésie — ces sensations d’appartements, d’intérieurs inconnus mais attirants, espaces à remplir, n’attendant que moi. Ce sont aussi des rythmes de chambres, les unes à la suite des autres, en enfilade. Il me semble même que quelqu’un (qui serait silencieux, dans la pièce d’à côté, à lire ou à dormir, ne m’ayant pas encore entendu rentrer) est peut-être là, pas loin, ayant laissé tomber du bord de sa main un crayon, la page d’un livre, un minuscule objet d’albâtre qui a maintenant sombré entre le mur et le lit et qu’on ne retrouvera qu’au grand étonnement, quelques années plus tard, d’autres gens peut-être. Sans réelle explication je lie dès l’instant et inévitablement ces endroits à Jacques ou Alix-Cléo Roubaud, à cause, je ne sais, de leurs livres, du Grand Incendie de Londres, du Journal d’Alix (d’ailleurs c’est aussi lié à Jean Eustache). Je me dis qu’il doit y avoir dans un de ces livres une description ou une évocation si juste qu’elle s’est enfichée dans mon esprit, et que même si j’ai oublié ce passage, une condition de lumière, une qualité de l’air suffit à me la rendre, à me rendre présent et comme “sortant de moi », parfaitement limpide et transparent, tout ce que les mots bien qu’oubliés ont versé un jour en moi. Pourtant mes yeux n’avaient fait que glisser.
Le fait que ce fut dimanche, ce soir, y joue aussi un rôle certain. Je passe d’une pièce à l’autre. Il y a dans ces « visions » des couleurs assourdies, un abat-jour jaune qui distribue une lumière inégale comme on le ferait pour des cartes à jouer, un calme déployé qui s’étend autour de moi, un salon avec une table, une fenêtre éclairée, personne d’autre de présent directement dans le décor. Des espaces qui s’emboîtent. Lumière basse mais suffisante pour lire mais c’est la nuit déjà. C’est en rapport avec la lumière et l’heure et Paris sans doute. Je suis peut-être chez quelqu’un, pas tout à fait chez moi, l’un ou l’autre indifféremment, c’est indécidable. Oh, bien sûr, les chambres, nos chambres. celles. avant après. aux murs épais. maintenant inoccupées. les papiers peints. pas de plus grande vérité que dans les papiers peints.
Juste en dessous à un étage à peine inférieur qu’on peut toucher du doigt, ou bien dans un grenier au parquet grinçant, je sens aussi l’acidité d’une peau, la couleur carmin de sous la peau, un battement un peu précipité, des mots à peine tus, une fausse patience.
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La personne qui était couchée dans la pièce à côté se réveille, lourdement, péniblement, elle redécouvre, de l’oeil, partisane, la chambre, l’hémisphère hypnotique qui lui tient lieu de fourrure, elle se redresse avec entre les doigts un filet (attrape-rêve).
Elle saisit l’écran brillant de son téléphone, qui transpire, lui aussi, légèrement.
Elle saisit l’écran brillant de son téléphone, qui transpire, lui aussi, légèrement.
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Je sors de la gare en hésitant sur le trajet et le transport. Un garçon perdu et poli me demande, en restant toujours de profil, du feu pour une cigarette qui n’est plus qu’un mégot. L’étincelle unique de son visage. Il a des traces de pensées sur les doigts.
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Le ciel recouvre tout ; pendant un bref instant, plus personne nulle part ne regarde plus personne. Mais quelque chose repart.
Depuis le bus je vois une femme qui attend, devant une porte close.
Qu’on lui ouvre.