Je n’avais rien à faire de précis, ce soir là, car ça allait être le repas de noël, le réveillon. Tout le monde ou presque s’agite, mais je n’ai qu’à traîner, c’est pour moi le jour le plus oisif de l’année, à rester devant les portes, les stations de métro, les pharmacies. J’étais parti faire des courses, comme les autres, mais pas dans le même rythme ; sans urgence, simplement pour imiter leurs faits et gestes ; je profite ainsi d’une sorte de solitude un peu fabriquée, composite, et surtout, j’observe ce qui cloche chez les gens, car c’est ainsi que je peux les aimer. Je voulais me frotter à leurs agissements incompréhensibles et enviables, j’aime bien emprunter les gestes parfois ; c’est le charme trompeur de l’horizon qui me bouscule.
Je me décidai à acheter des surgelés, car d’un coup les magasins allaient fermer ou manquer de stock, comme moi d’occasions, d’idées et de mots.
Mais il ne faut pas trop tarder, c’est l’heure où tout est pris de court, tout le monde s’est déjà retiré. Une femme devant moi à la caisse (visage et chevelure en retenue, air retranché, manteau épais en peau de vierge), avec un paquet de pommes de terre rissolées. Ce genre de paquet rectangulaire comme un pavé de carton doré, poids 450 grammes. J’aimais cette précision fascinante des grammes, mentionnée partout sur les objets. Mais le caissier lui fait remarquer que le paquet est déchiré : effectivement, un enfoncement en balafre court tout le long de la face principale du paquet. Blessure non pas superficielle mais déjà profonde, il est possible d’apercevoir les petits cubes glacés à l’intérieur, car ils n’y sont pas emballés par un sachet plastique qui doublerait leur protection.
Ils sont oui nus dans leur emballage de carton, et moi je suis juste derrière elle.
Il n’y a plus personne d’autre. Le mot rissolé m’avait toujours paru très obscène, comme une sorte de transpiration trop abondante en public. Je m’étonne : va-t-elle manger ça ce soir, jusque quelques pommes de terre rissolées ? Je l’imagine assise au coin de sa table de cuisine en plastique, en robe de chambre bleu-banal, rêvassant, comme dans un Matisse mais beaucoup plus cru. J’ai très envie de lui demander, mais bien sûr, je n’ose pas. Alors, elle vit probablement seule, n’a pas de famille. Tout comme moi, aucune urgence ne semblait la tenir.
Mais voilà qu’elle refuse la suggestion du caissier : elle ne veut pas échanger son paquet abimé, elle tient absolument à acheter ce paquet-ci. Sa réaction étonne tout le monde, c’est-à-dire le caissier et moi, qui ne disons rien. Je l’observe encore plus attentivement, j’aimerais savoir davantage de choses à son sujet, sa vie. Je caresse brièvement l’idée de lui proposer de dîner avec elle. Mais son visage me semble tellement escarpé, et elle ne comprendrait pas que je puisse être sans arrières-pensées.
Un instant passe sans se briser, et puis le caissier prend le paquet délicatement et fait retentir le bip de la caisse et elle sort. Je l’observe s’éloigner, avec en tête cette question qui m’obsède, cette déchirure de carton dont elle ne souhaitait pas se séparer. On peut parfois tellement aimer de ces choses.
Tout un mécanisme compliqué de rouages invisibles semblait agir autour de moi. Travaillant à me soustraire aux doutes, une musique se mit en route, transparente. La femme, qui attendait au feu rouge, traversa la rue quand le feu changea de couleur et s’éloigna, sans presser le pas, avec son paquet de carton tenu comme elle le ferait d’une précieuse pochette de soirée qui contiendrait toute son âme presque enfermée. Nous avions nos rôles, nous avions fait notre travail, qui ce jour était de nous croiser. J’avais toute confiance en la suite, malgré les apparences.