avril


qu’est-ce que j’ai fichu, où ai-je mis mes clés, mes affaires, mes préoccupations. j’écris un peu de tout et surtout n’importe quoi dans des carnets de petite taille que je perds, que j’oublie. parfois un peu volontairement, hop, derrière un fourré. j’entends des plaintes perceptibles de moi seul. je suis pensionnaire libre de ces parcs d’après-midi. je signe avec la paille d’un cocktail et le peu d’encre d’alcool qui s’y trouve, sur des tables de bistrots où tu ne viens pas. allez soyons honnête, je ne sais même pas à qui je parle, à moi-même, collectionneur de reflets. j’aime les portes en verre, les battants, les œillades songeuses derrière l’acétate des porteuses de lunettes. tout à coup le pianiste devient lyrique en frappant ses douze notes à dix doigts. je suis le seul à le remarquer. il pense à une fille précise et absente. dans ma tête, je monte le son, je joue la pièce au soleil. les gens sont aveuglés par la lumière de printemps, ils ne me voient pas quand ils passent à mes côtés. des hommes consistants recueillent les suffrages en disant des énormités, je les écoute, j’ai cette passion pour la chose parlée quand elle ne me concerne pas. oui comme des paroles en plomb et en l’air ; ils ont cet aplomb qui m’échappe, et j’ai les oreilles sensibles. le plus souvent, je ne réponds pas à ceux qui m’ignorent, le monde va comme ça, indifférent comme un sous-sol de supermarché. dans la soirée, une fatigue vient me soulager, et moi-même, par fatigue, je ne soulève jamais aucun grand mot.

ruses de la ville


2015-0928_01041_1
Je repense aux rues de la petite ville de S. C’étaient des rues très mal éclairées, qu’il fallait autant imaginer que parcourir pour les faire exister. Des rues dans lesquelles on pouvait marcher de nuit sans se faire remarquer. Les voies étaient étroites, il n’y avait personne, les gens avaient cette habitude de dormir. Et nous, de marcher, en murmurant. Les murs transpiraient une sorte de foutre minéral sombre dont on respirait en passant l’odeur d’encens poussiéreux. Si on les touchait, ces murs, c’était une texture de gâteau brisé, de miettes. Je me croyais à Prague, à chaque fois que je passai sous un réverbère, j’inventai une généalogie en déclin. C’étaient des nuits de petites tragédies, martelées sur le pavé, et tout aussi vite oubliées. Quand on marquait un arrêt, c’était qu’il allait se passer quelque chose. Parfois l’échange d’un baiser imprécis ; ou une transaction quelconque. De temps à autre un oiseau s’envolait à notre passage. Pourquoi ne dormait-il pas ? C’était peut-être déjà l’envol du matin, quand les mains sont froides, que les corps des dormeurs se sont séparés à jamais pendant leur sommeil. Merveilleux hivers parfaitement somnolents et sans heures, ne semblant jamais finir, et dont les sons étaient intégralement bannis ! hormis celui de la neige, de nos pas de chute s’enfonçant. L’unique couleur que je revois, en y pensant aujourd’hui, était celle de cette petite bouteille d’éther, ce bleu translucide qui accrochait si précisément la lumière. Personne n’avouait y toucher, mais le niveau tremblait quand même toujours doucement, semblant parler. Ça se passait dans la pièce du fond. Des mains, sur des torses, des vagues tièdes de fatigues. Nous nous amusions beaucoup, mais en gardant tout notre sérieux et sans jamais sourire. Moi, je regardais, pour plus tard. Quand on cherchait quelque chose, il fallait faire glisser de lourds et bruyants tiroirs. Dans lesquels il n’y avait pas tellement d’objets, ni d’espérances. Les tissus des vêtements étaient plus épais que nos remords, facilement volatils, et nous avions l’impression, en marchant dans ces rues noires, de traverser des draps déchirés.

2015-0928_01041_2

2015-0928_01041_4

2015-0928_01041_6

quatre mains des saisons


J’aime bien ce temps où je peux me croire aux quatre saisons simultanément, non pas seulement dans la même journée, mais dans le même instant : il y a un vent d’automne, derrière lequel se pointe une chaleur de printemps tardif, sur les façades une lumière de fin d’été, et l’hiver, il est sur les visages de la plupart.
Je sens comme un ubiquitaire privilège d’être de toutes ces saisons à la fois, sans aucune décence.
Des rêveries rivales se déchirent l’une l’autre sans aucune retenue.

En allant à la poste, j’entends une petite fille se soucier de la « larve » qu’elle porte avec tendresse dans un petit bocal en plastique de couleur. Elle portait aussi une coiffe d’Indien chamarrée, tout à fait authentique et sauvage.

Une inscription sur une devanture retient mon attention : « Massage traditionnel à quatre mains », avec un dessin sur la vitrine, qui ne correspond pas tout à fait. Seulement si on s’arrête suffisamment de temps devant, et qu’il n’y a pas trop de circulation, on perçoit depuis l’intérieur un faible ronronnement électrique.
Mais on ne peut pas rester trop longtemps, sinon on commence à voir à travers la vitre un peu obscurcie.
Et l’hôtesse qui vous regarde elle aussi sans savoir trop quoi penser.

L’envie de quitter cette ville ne trouve rien à quoi s’accrocher.
Eh, pourquoi n’y voit-on pas de singes s’y promener, y sauter les réverbères ?

Au supermarché j’achète sans préjugés pour les goûter des thés, parfois bon marché. Certains sont bons, faut essayer. Ça m’occupe à peu de frais.
(Je n’arrive pas à me défaire de tous ces « -és », c’est moche, tant pis ou tant mieux)

La caissière, qui me pose à chaque fois la question, et à laquelle je fais chaque fois la même réponse, me demande à nouveau d’un air tragique :
« — Avez-vous la carte de fidélité ? »

Et neuf fois sur dix je ne peux m’empêcher d’y entendre un espoir. Mais, que m’arrive-t-il ?
Systématiquement je lui souris et lui réponds « — Non » en emballant mes achats. Sont-ce donc nos deux rôles ?

Un homme me fonce dessus et me demande l’air menaçant : « — T’as donné quoi aujourd’hui à la beauté ? »
Je change de trottoir comme on change d’histoire.

Plus tard j’aimerai longtemps l’air entêté et démonial hérissé de pointes frénétiques d’une phrase de Olé que je me promets de réciter comme un mantra à la première occasion.


« I like to play long »
John Coltrane