J’ai toujours pris pour moi chaque occurrence du mot silence. J’entends encore très bien ce cri solennel à la fin du Mépris, sous cette lumière crue de chute d’icare. D’innombrables autres « silence ! » encore vers lesquels je précipite mes antennes de papillon. Oui j’étais de plus en plus fasciné par ces gens qui parlent sans cesse, par les bavardages de tous ordres, les parleurs, les débits de parole, les sujets de conversation, les échanges grands et petits, ce qui se dit, ce qui se parle, tout ce qu’ils ont à se raconter tout le temps, je regardais la TV qui est le grand organe malade de la parole, les talk-shows, n’est-ce pas de la plus grande bizarrerie, des gens filmés en train de parler de tout et de n’importe quoi ne me concernant en rien, j’avais contracté cette fascination pour les talk-shows et leurs sunlights toute cette lumière qui venait s’écraser sur les maquillages de vedettes qui pour la plupart, m’étaient inconnues, je pouvais m’en froisser les tympans pendant des heures médusé.
Ensuite, j’éteignais. J’écoutais, derrière mes rideaux fermés, sans regarder, le vent ou la pluie, toute une sorte de matière météorologique molle, pâteuse, sans âge, rageuse, comme une musique d’éternité.
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20160207
Qu’allais-je dire, écrire. Souvent dans ce genre de questions, les choses s’effilochent, sont par trop volatiles. C’est peut-être la définition, une définition de l’écriture : ces pensées qui viennent trop tard, qui viennent de m’échapper. Quelque chose d’impossible au fond d’un verre sans fond. Je dois bien avouer que la plupart du temps, je suis dans le plus profond désarroi : je sais que je veux écrire quelque chose, mais je ne sais pas quoi, ça ne vient pas au bon moment, ni même au mauvais.
Il faut que je dise non à (presque) tout le monde (presque tout le temps) sans cela je ne m’en sors pas. La nuit dernière alors que je ne dormais pas, (…) (voilà, j’ai oublié d’écrire la suite…)
Les rideaux fermés. Si bien que je ne sais plus du tout l’heure. Je rejoue moi-même tous les rôles de la nuit. Il y a des impacts invisibles sur la vitre. Des messages que je néglige. À la faveur…
J’ai souvent besoin de ne plus entendre parler du monde. C’est trop paralysant, de diverses manières. Qu’on me demande simplement où se trouve telle rue, ou bien le titre d’un film à voir absolument.
Je me souviens quand, enfant, je rêvais de Paris, les yeux ouverts. Mille signes, auxquels mon attention hypersensible s’attachait, me portaient vers cette rêverie. Des phrases innombrables, dans des livres ; des images qui semblaient ne jamais se tarir. Des impressions plus vagues, que je pourrais résumer en un mélange : la ville de nuit, avec ses obscurités, son silence, son mystère, et les lumières des boulevards, les néons, les agitations multiples. Mille raisons incompréhensibles qui animent les corps se frôlant. C’est probablement cette sensation, précisément, qui est la plus forte. C’était le masque détaché d’un violent désir. Une beauté d’ancienne vitrine.
dimanche cher vieux vampire
des sons de draps, de mousse, des frottements. de calmes ébats de rue. je ne vois rien, le rideau est fermé. ça se passe derrière la fenêtre. de lents écoulements d’eau. un monde en train de se transformer, de se diluer. dimanche cher vieux vampire. des rubans de lumière dessinés par les phares s’écoulent en presque silence. je me suis toujours demandé où les voitures, le dimanche soir. dont seules mes rêveries indolentes, ininterrompues, parviennent à recréer des parcelles de réalité ; c’est à dire à tracer le plan d’un territoire incompris. des téléphones qui ne sonnent plus, des grandes orgues, qui se taisent, probablement obstruées par un peu de muscle, de viande, dans les tuyaux. chaque heure qui vient semble retarder le jour, attiser le jouir. il me faut cligner plus souvent car la vue se brouille, se divise. d’autres antennes se passent le relais. j’absorbe toutes ces sortes de signaux, et je saurai alors te reproduire, d’autres soirs.
j’aime murmurer faiblement un mot inconnu, j’aime sur le mur le défilé d’autres yeux, et l’euphorie de trois heures du matin.
femme au miroir à songer
par un coup d’œil inopiné à la fenêtre, ce jour de fin d’août, doucement apocalyptique, cérébral, très humide mais non terne, j’ai vue. une fenêtre que je ne connais pas. à une distance d’environ cent mètres de rue tendue, un jeu de corde invisible. rue encore calme de l’été pluvieux. heure du soir à l’approche où tout est encore possible. cette fenêtre, ouverte, allumée, lointaine, j’y vois cette lumière ambrée d’intérieur, qui m’attire toujours l’œil, à faire voir toujours plus loin que ce qu’il y a à voir. une sorte de vision, intérieure, qui fend le temps, qui ouvre des portes le plus souvent dérobées, fondues dans le décor, dans les murs, où des cris d’oiseaux sont étouffés.
je la vois de trois-quarts elle, je la vois par le front, par une vision désaxée. elle célèbre en silence un je ne sais quoi que je devine à l’épaule. être le temps, oui, être devin des murmures. je ne vois rien que cette épaule en descente, épaule un peu affaissée, et le bras qui lui répond, bougeant à peine.
femme assise devant son miroir à songer. je distingue, derrière une petite balle laiteuse de coton qui reste tenue en l’air, tenue négligemment, un visage en reflet. à peine. le soir tombant rend la vision légèrement plus aiguë, l’œil peut courir directement à sa cible sans se perdre en route, selon une trajectoire de flèche, de main dans le sac. cela me semble se passer très loin et magnétique, une sorte d’enclave, un cyclone. mais je peux percevoir ce regard qui reste crypté, suspendu, horizontal. dépourvu d’humeurs, mais songeur à l’excès. c’est-à-dire d’une songerie sans objet, qui est juste un ralentissement maximal, perfectionné. qui fige le regardeur que je suis. il y a comme un duel de lenteur. elle ne peut pas me voir. cette main suspendue a tout oublié. la position assise du corps n’est pas tout à fait confortable, plutôt désarticulée, position d’oubli également, plutôt que d’abandon. c’est une sorte de scène de cabaret, une loge, fermée aux regards. seuls ceux passant par la fenêtre. elle tient le beau en respect, la grâce à distance.
et puis le poignet se casse selon une ligne, la balle de coton chute hors de la vue. s’anime la figure. la femme au miroir se saisit avec autorité d’un pinceau, maquille. c’est un lent travail, précis, où le hasard est brusqué, puis façonné par courbes concentriques, comme on représente le relief sur les cartes. elle semble suivre un ordre dont les gestes ne sont que des révélateurs. les mouvements s’affinent, elle ne se maquille plus mais peint véritablement un autoportrait par-dessus son propre visage. mais avec une manière de pourrir la chair méticuleusement, son propre regard, de le gâter par couches de lumières et de poudres, de fards à paupières. le bras bouge régulièrement comme une bielle. pendant que je souffre en silence de ma propre sidération, les couches s’épaississent et s’accumulent sur le visage que mon immobilité permet de mieux fixer. De ce que je peux en percevoir, elle a complètement disparu sous son autoportrait de poudres.
mais c’est pourtant bien elle, je la reconnais soudainement : soulevant une jupe de tissu comme si c’était un rideau mélodramatique, elle m’a déjà montré sur le boulevard sa cuisse gonflée de liqueur, me toisant de son regard griffure.
nos fatigues
différents chapitres d’une ville avec des rotations d’hémisphères, et un bus qui roule en saignant, sans jamais s’arrêter. ces histoires qu’on ne rattrape jamais à cause de la succion des jours et des nuits. étant donné le mystère inaccessible des dancings. je fais des choses en fermant les yeux, pour sentir le velours qu’on oublie et qui pourtant est là. si je me cogne à quelqu’un, se dégage ou réapparaît, quelque part ailleurs dans le monde vaste, un objet coincé ou oublié, qui renaît alors pour être ressaisi. car quelque main obscure est toujours là derrière un rideau, à remuer doucement. comme cette tirelire de squelette qui saisissait en m’effrayant la pièce rouille que je lui tendais. mes souvenirs s’écrivent tout seuls et s’effacent instantanément, mais quelques paires d’yeux passant ont le temps de les lire sur des feuilles d’arbres ou de plantes grasses au matin. c’est probablement toutes ces phrases que je n’ai pas parlées. c’est probablement ces matins qui existent en même temps pour ces couchers et ces levers entre lesquels je n’ai pas envie de choisir, hésitant, voûté sous les coupoles et ne voulant pas du repos, quand arrive ce bleu inquiet et que je reste debout sous le soleil qui paraît comme ton sein mordu.
quand je vois ces paupières, bleu fardées, je pardonne et j’oublie tout, ce cinéma des yeux fermés. au bout des couloirs se trouve toujours ce vêtement, par terre, que tu viens de quitter. j’y touche le brûloir en toi, ton électricité charnelle, ces dentelles abîmées d’un foyer farouche, ton souffle d’hôtel qui me vampe, un café au goût de traces de lèvres. si je m’éloigne un peu c’est juste pour mieux voir. j’aimais, et toujours, quand tu raclais mon vieux fond de désespoir pour le virer en promesses. on se parle en mélangeant les temps. pardonnez ce désordre, mais c’est ainsi qu’on circule. c’est comme si j’entendais l’esprit du roseau ne jamais rompre ; je lis toutes tes pensées à moitié, sous une robe de mariée faite d’allers-retours, qu’on déchire pour en faire de la brume, des tentures de chambres noires. le mystère inaccessible des dancings étant donné. j’avais enfin trouvé une adresse à laquelle envoyer toutes ces lettres qui attendaient en mon for supérieur, âme nuit, et je les écris ainsi les yeux mouillés par des coups de langue invisible, langue charnue qui ne s’occupe que de moi.
vie à peine rêvée
sans savoir du tout qui on est au réveil, qui on était la veille, sans lien avec soi-même, chaque jour, cueilli, encore un peu transpirant de songes et du passage, il faut réussir à ne penser à rien, ne pas ouvrir encore les rideaux, conserver pour soi cet état de rue vide, de lumière freinée, raréfiée, ne pas se regarder, percevoir à peine sa propre main, voir s’animer ce grand arum qui tient le rôle du bras, et que vient ensuite le reste d’un corps qu’on découvre, nu, ton corps, mon corps, quelle chance de ne pas encore bien distinguer, et à peine décider de l’endosser en franchissant la porte du jour à la lumière croisée et nouvelle, carnaval d’un temps nouveau, toutes façades changées, brillant et mat à la fois, chaque son se détachant, encore libre d’un sens quelconque.
puis avancer, sans regarder jamais derrière ni nulle inquiétude d’aspect, à faire en sorte que l’œil accoste, accueille puis recrée de lui-même les formes à partir des objets et géométries issues du rêve oublié, du rêve à peine rêvé.
d’abord hésitant quant à la marche à suivre, d’un instinct d’écrou entrer dans la vitesse comme sur un tapis déjà roulant, jusqu’à se fondre enfin à soi, par dessus le paysage. aller ainsi en avançant jusqu’à la nuit d’après, en se vidant de soi jusqu’à la dernière goutte, disparaître juste quelques heures, et habiter enfin un autre corps, au réveil, le corps suivant prêt à se détacher.
quelque chose s’est perdu. qui prenait divers contours. un geste, pourtant simple, une sorte de tension du bras, d’allongement, hors de soi, peut-être quasiment vers l’autre. aussi une ouverture de l’œil, un à-rebours de soi. c’est un souvenir vague qui frôle parfois les limites de mes souvenirs, quand l’attention se détourne toute seule.
en pleine nuit, j’incarne à moi seul tout le bruit.
la sirène de l’avenue des Ternes
Je ne comprends pas ce langage abstrait dont tu abuses. Les mots ne sont pas des barrières de sécurité.
J’ai l’impression que tes yeux me transpercent. Ton regard rouille.
Le canal que nous empruntons n’est jamais le même, il change avec le lever du rideau sur le jour. Parfois c’est un torrent qui entraîne toutes nos mauvaises raisons, et dans lequel nous sommes projetés l’un sur l’autre, sans aucun contrôle.
Sous le lit se terrent les miels obscurs des avant-hiers.
Il faut que tu me donnes un mot précis, que je comprendrai instantanément, un mot qui soit une chose. Une chose que je puisse voir et toucher. Comme la langue humide que tu passes autour de la mienne. Nous nous embrassons de mots, nous les faisons rouler dans nos deux bouches qui sont comme deux anneaux modulaires et dépendants, pour les mouiller, les sculpter ensemble.
Nous sommes chacun les deux syllabes du mot complet que nous ne prononcerons jamais.
Les gens sont dégoûtés de nous. Les rumeurs montent, à notre passage.
Alors je te laisse dans l’invisible le plus souvent, par honte, par commodité, sauf aux heures fades du matin où personne ne voit personne parce que les vitres sont salies de rêves sans destinations. Ou bien aux alentours des quinze août, parmi les égarés des plages de béton. Là, je ne crains plus de rencontrer ces chefs de service qui repassent leurs chemises de trop près en écourtant leur vie, sans colère.
Marchant à mes côtés, tu te fonds progressivement aux couleurs des façades, j’ai moi-même peine à te distinguer. Au bout de quelque temps, je me retrouve vraiment seul. Je me sens plus léger, je peux aller où je veux sans sentir de regards en poinçon sur ma peau.
—
J’ai l’adresse d’une sirène qui vit avenue des Ternes. Elle ne sort jamais de chez elle, elle se fait livrer toutes sortes de choses. Quelques personnes viennent la visiter. Elle reste en dessous. Ou alors, elle vous reçoit dans sa baignoire, complètement nue ; je l’ai appelée sirène. Pour lui faire plaisir, je lui apporte des branches et des feuilles mortes, dont elle se frotte le corps dans la baignoire. Ça sent la terre et l’éden. Les feuillages ont l’air de reprendre vie. Je la regarde et l’énigme est : comment t’aimer.
J’ai l’intuition qu’il pourrait se passer quelque chose d’autre, mais nous nous regardons sans rien faire. Mais que faudrait-il faire ? Aucun des nous ne le sait, nous restons avec notre question, sans même la prononcer. Et je ne me vois pas passer ma vie dans une baignoire. Elle aime rester ainsi, dans l’eau. On se regarde, on devise, on fait ensemble quelques grilles de mots croisés, des devinettes dont nous sommes les seules réponses allusives. Je sais que je dois partir lorsque le pincement au cœur devient trop aigu. Elle me regarde, et baisse un peu les yeux. Sait-elle ce qui m’arrive ? J’ai l’impression qu’elle est un peu attristée de mon départ, mais personne ne dit rien. Les paroles nous ont toujours été trop blessantes, chacun de notre côté, je crois. Ainsi, nous ne pouvons partager à peine plus qu’un peu de silence. J’aime entendre le clapotement de l’eau dans laquelle elle gît. Elle sort sa main mouillée, qu’elle pose sur ma cuisse. Ma jambe ruissèle. Ses yeux ont la couleur de l’étain.
En repartant, j’emporte quelques écailles sur la peau.
—
Vers la fin du jour, j’épouse toutes les ombres silencieuses que je croise sur les parapets des ponts de la ville. L’une après l’autre, je me mets dans leurs formes noires, au point d’inquiéter leurs propriétaires. Mais mon air de rien les rassure bien vite, je ressemble à chacune d’elles.
Une jeune femme marchait avec un oiseau sur l’épaule. L’oiseau parlait quand on lui grattait le sommet du crâne. C’était une attraction venant d’Espagne. Il racontait l’avenir dans sa langue d’oiseau. J’avais l’envie de les suivre jusqu’au nord de l’Europe, quitter cette ville suintante, hideuse sous sa beauté dépassée.
Quelqu’un hier soir a murmuré quelque chose à mon endroit, lorsque je le dépassai. « Parlons », ou « Partons », je n’ai pas bien compris. Pour l’agréer, j’ai voulu parler, mais il est parti. Alors j’ai commencé à partir aussi, et il s’est mis à parler. Je suis revenu vers l’individu en parlant, il s’est éloigné. Après quelques minutes de désarroi, sous les regards moqueurs des rares passants, je me suis éloigné pour de bon, avec le poids des regrets qui grandissait sur moi.
J’ai senti le regard lourd de menaces des gardes du Palais des Injustices devant lequel, chaque soir, je me retrouve à passer.