reste


car de chaque nuit il y a un reste
c’est comme si je la repassais à l’envers pour en entendre tous les sons.
une histoire d’un ton noir, de pavillon désert où se chuchotent les badinages de la plus capitale importance.
vers le matin, il y a ce moment où comme bouillent les pains frottés de nos ventres, ensemble.

il y a ce moment où tu es tellement là, intensément, te tenant, dans le retrait calme d’une patience refaite.
déterminant l’écart entre le désir et la forme absente.

et dans le langage et pendant toute une journée seront passés en fraude entre nous des noms d’animaux, de lieux, un décompte de kilomètres, dérisoire ; un restaurant aux vitres fumées, des descriptions encore imprécises de baisers, l’ouverture d’une page au hasard sur le mot myrtille, qui veut à toute force dire autre chose.

et à cette heure la plus tardive, après ton départ, je ferme les yeux quelques instants, la main sur le front, reposant tout entier sur mon coude, mal assis, le dos de biais, penché vers un peu de sol (« sol »…), et j’arrive à retourner, à me retrouver quelque part où j’ai déjà été, où j’avais même peut-être oublié que j’étais.
je reconnais l’espèce de figue qui pourrissait par terre et que je n’avais pourtant aperçu qu’un dixième de seconde il y a dix ans de cela et sans le savoir, sans même l’avoir remarquée.
et pourtant elle me parla alors de toi que je ne connaissais pas encore.
ou bien reconnais-je toute une scène, ou tel dos croisé une seule fois, ou l’amère lumière d’un jour oublié, ou bien ce Paris d’il y a vingt ans, peut-être d’avant-moi.
telle minute sonne juste et je m’avance, je fais tinter quelques pièces dans ma poche. je ne sais plus de quel acte je suis. je cherche partout, à cette heure enfuie, quelqu’un à qui offrir une cigarette.

mais, j’ai approché ton front, c’est une certitude qui m’étreint. je me sens peint, peint par toi dans le regard. tout est aigu comme le terrible beau qui vient, et à la fois très précis comme l’entrebâillement d’un coffre très ancien, précieux, le couvercle qui tourne pour s’ouvrir comme le sexe d’un matin inédit.

crème fraîche


je n’arrivais pas à écrire ce poème que j’avais nommé « Crème Fraîche »
le titre était parfait, il m’était venu en ne lavant pas mes carreaux,
ce film suivez-mon-regard que j’avais vu cent fois
j’étais là avec ce titre, ce titre parfait, « Crème Fraîche », mais rien ne venait.
c’était pourtant aussi clair et beau que ces lettrages au pochoir
vantant sur les vitrines, « Crèmes Fraîches »,
tenant bien les promesses limpides de ce qu’elles vendaient

mais disons que j’avais le titre d’un poème, c’était déjà pas mal, je n’avais pas envie de m’accabler,
déjà que pour diverses raisons liées à une fille je me trouvais un peu minable,

je la voyais, impériale derrière le volant de sa décapotable, lipidineuse
(j’étais quand même pas peu fier de connaître une fille qui possédait une décapotable)
avec son sourire carnassier, elle avait déjà la pied sur l’accélérateur, souriait à, je regardai tout autour,
oui à moi et à tout va,
elle attendait que je monte ou que je lâche la poignée de la portière, j’avais pas trop envie de savoir
elle avait le style boxeuse en vacances

on s’écrivait de petits billets cochons qu’on avalait, c’étaient les instructions,
des petites formules fleuries et impubliables,
sans «phrases-sans-je-pour-faire-moderne»,
ah si j’avais pu m’en souvenir pour Crème Fraîche!

tout ce que je savais c’est que c’était un poème fouet à sens multiples
un poème à crinière dans laquelle mettre la main et l’en ressortir sale
et puis le poème venant quand il veut, il suffit d’attendre en mangeant des obsessions de popcorn
ou de fermer les yeux devant la route qui défile derrière le pare-brise
(quitte à chantonner un peu discrètement sous la fenêtre de la concierge, pour sa fille)

j’attendais toujours, et il y avait chaque matin le mot « prévarication »
qui s’écrivait tout seul sur le mur en face de ma fenêtre,
et je regardais chaque jour ce que ça voulait dire dans le dictionnaire,
et pourtant chaque soir j’avais oublié
et le mot s’était effacé

enfin bref c’est pas le propos, car crème fraîche je savais ce que ça voulait dire
et je tournais toujours autour
et le moteur de la décapotable aussi tournait c’était pas trop écolo mais je m’en fichais,
le vert et le jaune m’indifféraient
la voiture était noire, la crème était blanche, les murs étaient gris,

j’avais le titre, j’étais presque dans la décapotable, c’était quoi qui clochait?
des oublis mineurs, qui me mettaient dedans, des déserts trop fléchés ;
je me retrouvais face à mon grand miroir, mon grand malheur,
celui de ne pas me prendre au sérieux, celui de boire d’un trait les meilleures raisons,
mais après tout, certains jours, les teintes valent tous les mots,

alors, dans la défaite je sortis,
préférant m’accabler à la contemplation d’une dresseuse de tifs sous-alimentée,
et de son bas qui filait doux

retour à ex-city


Pour me réincorporer à Paris, après seize jours d’absence, oui seize jours d’absence, seize jours sans moi (je me suis cherché à la gare, le gouffre), j’ai signé le registre inépuisable des retours et des tourments.

Alors aujourd’hui je fais des lignes de métro. J’en prends une au hasard, je descends à une station, j’opère un changement, je marche no direction dans les tunnels, de la danse d’après-midi, je prends des couloirs à Opéra, à Louvre, Grands Boulevards souvent des tunnels de tailles moyennes, pas trop larges mais très fréquentés, où nous sommes des aimants condamnés à nous repousser, jeu sans solution d’éviter les corps en nombre, je me dilue à la densité de la ville et à ce silence de bruits frottés. Je reprends de la vitesse, le moteur, la partie.

Je laisse pour l’instant les visages à d’autres, à d’autres jours ; je me fixe sur les couleurs, les vêtements de couleurs criardes qui accrochent bien la lumière, tout cela vous sale enfin le regard, ça change de la nature toujours un peu éteinte, polie d’ennui, qui m’horrifie tant elle est et sera toujours, convenue, indifférente. Ici, pas moyen de ne pas être surpris continûment. Ces teintes de villes, vives et aplaties, se découpent sur le gris des murs qui nous lapent, on l’oublie le plus souvent à force de ne jamais rien quitter. On ne voit plus ces lèvres muettes, closes la plupart du temps, d’où certains néanmoins parlent à voix basse, avec ou sans téléphones, on ne sait plus maintenant comment reconnaître les fous parlants, on est tous passés, en puissance, dans cette catégorie. Pour l’instant, je me tais.

Je laisse les visages me dépasser, sans distinction, ou alors peu à peu, seulement par découpages, prélèvements, par grappes. Surtout pas les yeux, encore trop mouvants et sinueux, trop nombreux et intimidants. Je m’attache seulement aux formes des lèvres justement, ces petites vagues obscènes, les variations de courbures, l’infime sueur qui perle, qui la lèchera dans un couloir confus ? J’ai si souvent envie de goûter cette texture élastique et résistante, souple, mouillée, dérapante. Un quartier d’orange mal famé, l’intérieur exposé imprudemment aux regards. Ce sont les plus beaux portraits de langueur et il y en a partout autour, sans monotonie. Je sens que ma langue est vivante, partout des lèvres s’attachent et se séparent dans un pop imperceptible. J’imagine un jeu vidéo à manœuvrer de lèvres collantes. Match nocturne quand tu répètes que « tout est trop tard alors faisons-le ».

Je cherche l’horaire affolé à midi, les lumières crachées sur nos visages pris entre le rouge et le vert, le soir venu trop vite refroidir nos espoirs. Je retrouve ce mélange de parfums infâmes mais qui vous fouettent comme des mots nouveaux, je retrouve les cages d’escaliers aux minuteries parfois décisives, ces pièges à fuites.

Sandwiches infinis ; revues froissées ; étreinte de mèches froides contre mes côtes ; remontée de cuirs morts ; je retrouve tous tes visages étranges de ville qui tourne noir, ces physionomies distraites ou terrifiantes, intarissables, ce truc injuste qui court partout en désordre, baskets à talons, cet esprit insaisissable, je ne sais jamais si j’aime ou pas, lumières encore de boucheries et d’acryliques, j’attends devant des portes d’immeubles, je le fais, vraiment, on me regarde (in)différemment, je fais le personnage de roman quoi.

Et bien, oui, car j’espère, naïf, trouver des issues nouvelles derrière les portes anciennes ; et en attendant, tout est là ; et j’admire en marchant ces élégances indignes qui désirent à chaque pas.