Abbas Kiarostami, ce soir, j’ai l’impression de voir sa mort comme elle pourrait figurer dans un de ses films. Peut-être une veillée, les proches qui affluent, qui pleurent ou murmurent, des enfants aux grands yeux… Oui, je vois tout ça très précisément sous la forme d’une scène dans ce qui pourrait être un film de lui. C’est d’une grande clarté comme image que j’ai dans l’œil. Et est-ce que ce n’est pas un rêve pour un cinéaste, qu’on se représente sa disparition telle qu’elle pourrait être filmée par lui, alors même qu’il n’est plus ?
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s’il vous plaît
en pensant à Chantal Akerman, à Anna, aux rendez-vous.
Un serveur, déjà âgé, dépose un café sur la table de la jeune héroïne, en prononçant simplement « S’il, vous plaît ».
Cette réplique de cinéma, la plus banale du monde, une simple expression, depuis ces dizaines d’années, est restée obstinément dans ma mémoire, dont elle ressurgit très régulièrement, et à l’occasion des moindres prétextes. Je l’entends très précisément, très exactement, il m’est resté dans l’oreille, ce « S’il vous plaît », avec son accent indéfinissable presque chantant. Aucun sens, juste un air. Et le son de la tasse sur la table du café, persistances auditives.
Ce que je trouve fascinant, dans les films, c’est l’immense majorité silencieuse des détails dont on ne parlera jamais, et qui sont pourtant tout ; je crois que je pourrais parfois m’épuiser à d’écrire ce que je vois dans deux ou trois films que j’aime, et qui, alors que désormais bien souvent je le maudis (et souvent sans raison), me laissent encore penser que le cinéma est la plus belle chose du monde.
On ne voit donc pas ce personnage qui vient de prononcer « S’il vous plaît », il passe devant nous, invisible de son visage, il est seulement une forme brève qui va là. Il passe simplement devant la caméra une fois en arrivant, une fois en repartant, recouvrant et découvrant pendant moins d’une seconde le visage de la jeune protagoniste, cette jeune fille si grave qui lit le Soir dans la gare du Midi.
Un échange se passe, entre son regard à elle, sa voix à lui, qui nous est offert et qui nous échappe à la fois, instable, ne tenant à presque rien. J’aurais tout à fait pu l’oublier, car tout est si négligeable, si déchirable, tout le temps.
Mais l’attention que la cinéaste insuffle à son film est d’un magnétisme probablement trop fort pour oublier ; d’ailleurs, ne serait-ce pas presque insoutenable, si ce n’était si beau ? Partout sont semés ces grains de douleur, photosensibles, qui écorchent la lumière et pour des années nos cœurs aux parois très fines aussi parfois. L’attention que la cinéaste donne, celle son regard, dans lequel je dépose le mien. Peut-être d’ailleurs est-ce ce qui définit les grands cinéastes, non pas seulement une qualité d’observation, mais un don du regard qui serait aussi vital qu’un don du sang.
Bien sûr, ce sont des films de voix. Cet homme à la tasse de café qui apparemment existe si peu à l’écran existe pourtant entièrement dans ces trois mots, qui lui confèrent tout à la fois un exil et un abri, une sorte de réclusion de haute place. Je me souviens que la cinéaste racontait sentir et même déterminer la justesse du rythme de ses œuvres en bredouillant pour elle, à mi-voix, justement, une suite de murmures indistincts, le rythme organique du film en train de se faire et dont elle dévidait le fil en tournant et en murmurant.
La voix d’Anna, celles de sa mère, d’Heinrich ont un soir littéralement percé la chair de mon silence. Leur opacité sourde, cet écrasement qu’elles ont même en se posant, et la voix d’Anna la presque mutante, presque mutique, sa belle tristesse, son air buté, le claquement de ses talons, sont entrés à jamais dans l’histoire de mes perceptions.
J’ai beau chercher, depuis plusieurs jours, je ne sais plus très bien comment ce film est entré dans ma vie. Mais il est vrai que j’oublie tant les circonstances. J’oublierai probablement ton anniversaire, ou une chose importante que tu m’auras confiée, et puis, va savoir pourquoi, un peu embarrassé de cette négligence, je me souviendrai, sans rien dire, de la couleur précise de ton vêtement, d’une inflexion ou d’un geste, et tu n’en sauras rien.
Parfois les films sont beaucoup plus que ces objets distants pour lesquels on développe le plus souvent une indifférence, quelquefois une admiration, très rarement, une sorte d’amour. Ce sont alors des membranes qui viennent se poser sur tout votre corps et peser d’un poids imperceptible, se mélangent à l’être, rejouant dans un coin de votre âme l’antique et indispensable croyance de transmutation. C’est une rencontre amoureuse et muette, un rendez-vous inévitable, qui s’opère par ces simples variations de lumière avec lesquelles vous entrez en contact, presque magiquement, ayant pour cela peut-être banalement acheté d’occasion dans un magasin poussiéreux et désormais disparu le boitier plastique d’une cassette VHS qui se trouvait à la hauteur de votre regard et qui aura on ne sait comment, attiré votre attention. En fait, c’était, oui, un rendez-vous. Il se passe alors un phénomène proprement inouï, vertigineux, qui je crois n’arrive que très rarement, voire jamais, peut-être un seule ou deux fois dans une vie. Une sorte d’hallucination vous précipite dans le mirage qui se déroule sous vos yeux. Vous pourriez jurer avoir été là auparavant, connaître ce personnage, ce décor, reconnaître l’air qu’untel siffle à peine, ou ressentir très exactement ce que semble ressentir cette figure à l’écran, comme si c’était vous qui étiez là, filmé, quelle que soit la forme, l’âge ou l’apparence que prend le personnage sous vos yeux. Ce froid-là, vous le connaissez sur vos épaules.
Plus profondément et plus abstraitement, les parcours des images et des sons, des rythmes, semblent accordés presque parfaitement aux vôtres, avec la distance minimale nécessaire pour que cela ne se confonde pas intégralement, ce qui empêcherait toute identification. J’ai aimé ce film plus qu’on ne peut aimer une œuvre, un objet. Je l’aime toujours, mais différemment. L’amour véritable sans doute se transforme. Son poids s’allège, il vous accompagne. Il se dissout peut-être en vous en quelques impressions qui restent.
C’est pas tellement la peine que je raconte ma vie. Mais ce film y a joué sa part. Il ne s’agit pas de révélation, on n’a pas toujours besoin de larmes ni même de raisons. De très nombreuses fois, je regarde le film, qui semble toujours vouloir me dire quelque chose, savoir quelque chose sur moi. Je le connais par cœur, instantanément, intensément.
D’elle, je me souviens, toujours, toujours, des voix dans ses films. Une tonalité particulière du dire. S’y dissimule et s’y révèle une sorte de quoi, de peur. De peur passée là, peut-être dépassée. Tu marchais dans la rue, et soudain une fenêtre s’est illuminée. Tu connais ça, ça fait du bien. Tu sais qu’il y a quelqu’un. Ça mord un peu moins. C’est remis à plus tard. Quoi. J’entends tellement, dans tout, ces sons de trains, de vitres qui s’écartent pour laisser passer les souffles froids. Toute l’action se déroule la nuit, et un peu le jour, mais le jour en bout de course. Quatre saisons troublées s’inscrivent derrière mon visage. Il y a un amour éconduit là-dedans, et que je transforme. Si c’est une bouche, elle parle pour moi. Si c’est un geste, c’est ce bras qui écarte les pensées. Un regard dans le vide. Le futur est un mot du passé.
Film de haute solitude, de voix brisée, de déplacements intérieurs. Quand tu auras vu Anna, en pleine nuit, écouter seule son répondeur téléphonique, allongée sur son lit, épuisée, ou se désaltérer devant la porte du frigo qui, seul, donne un peu de lumière à sa pénombre, alors, tu me connaîtras un peu mieux, moi aussi.
Aujourd’hui, je ne parviens pas à concevoir, en regardant la lumière sur le visage de Circé qui joue la jeune fille de Bruxelles de la fin des années 60, et puis sa nuque quand elle marche accompagnée par Schubert et par un autre adolescent tragique (personne d’autre ne sait si bien filmer des personnes qui marchent), que l’artiste, la personne qui a filmé ça est morte, que le générique qui défile est un faire part de deuil, que les larmes ne sont pas des larmes de cinéma.
Pourtant, je le comprends maintenant, le début du film, déjà, était si déchirant, il n’y avait que vingt cigarettes dans le paquet, le regard bleu fantaisie qui souriait en te fixant n’aura jamais fini de sourire et quoi de plus triste qu’un sourire qui ne finirait jamais. —
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être synthétique
Quelques films, à nouveau. Only Lovers Left Alive ; je pourrais détester ça (la pose?), mais j’adore. La pose est un jeu, de reflets dans lesquels se regarder, se regarder disparaître. Je regarde le film, par une belle intuition, en vraie pleine nuit, dans un silence complet. Ils sont beaux, drôles, sérieux, touchants. Je prends tout au premier degré ; j’ai l’impression d’une drogue et d’un orgasme, je me coule dans le film sans plus rien sentir d’extérieur, juste adhérer, s’y fondre. J’en oublie les mots. J’y reviendrai de mille humeurs, mais d’abord je l’aime comme un adolescent, pour toujours. (Et j’y reviendrai)
Puis je vais au cinéma, et les bandes-annonces semblent crier au secours, tant tout semble nul dans ce cinéma à l’approche (français en l’occurrence) ; Ozon, Kahn (plan d’un petit oiseau au bout d’une branche tenue), Améris ; je n’aimerais pas être critique, et devoir m’avaler tout ça.
Je ne veux pas parler de Bird People tant tout est manqué dans ce film, à côté, inexpressif, figé. Toujours ce cinéma d’allégories lourdes, qui se fuit lui-même, en désignant tout d’un index grossier. Du plomb dans l’aile.
Le Paradis / Cavalier. Cette réjouissance quand le geste du filmeur reste intéressant à regarder. Il y a (au moins) un plan superbe, le dernier d’ailleurs, si on exclut le tout dernier plan qui sert de support au générique. On entend d’abord un son très étrange, répétitif. C’est une jeune fille, elle frotte une vasque en bronze, ornée d’une frise grecque, ce qui produit à la fois une musique étrange, et des étincelles d’eau. On ne sait pas tout de suite d’où vient le son, à quel étrange rituel elle prend part, car la caméra-main part du visage de la jeune fille, concentrée, mouvante, avec ce son très curieux en off, et puis procède à un plan-caresse, tout en pudeur et désir, descendant vers ses mains sur la vasque, l’eau jaillissant en gouttelettes, finissant ensuite par remonter vers le visage à nouveau, après avoir fait ce tour complet. Une impression d’éternité. Il y a quelques autres beaux plans ou moments, on sourit un peu, et on s’ennuie un peu des répétitions. Mais au moins, on n’est pas à l’abri d’une surprise, d’une étincelle, qui arrive ici et là. La religiosité est énervante, mais le recueillement ou le cérémonial est beau, alors on (je) oscille entre ces deux sensations. Il me semble qu’il n’est pas assez dedans son film, lui, lui-même, Alain Cavalier, qu’il est trop modeste, alors qu’il peut filmer et dire si bien. Lui aussi filme des oiseaux (dont un en plastique, et ce n’est de loin pas le moins expressif), mais comme des oiseaux, au moins, pas comme des idées.
Her est pas mal, un petit charme qui ne tient pas très longtemps. Étrange de se dire que si c’était une vraie fille plutôt qu’un être synthétique, on ne tiendrait pas cinq minutes. L’image est assez belle, et mièvre. Quelque chose de vaguement touchant, on sait pas trop bien pourquoi. Peut-être simplement à cause du contraste entre ces couleurs très vives, et la tonalité du film plutôt mélancolique. Joaquin Phœnix est vraiment très bon ; sa moustache même suscite l’intérêt. Alors que Scarlett Johansson réussit le prodige d’être exaspérante sans apparaître une seule seconde à l’image, puisqu’elle n’est qu’une voix.
Je retrouve surtout cette sensation: comme le cinéma, c’est l’après-midi, s’ennuyer dans la rue entre deux séances, ou entre deux je ne sais quoi.
merry-go-round
pour Jacques Rivette
pardon je répondais
à une jeune femme
au téléphone
je notais son adresse,
en même temps que la tonalité
de sa voix
vengeresse
vaporeuse
telle une branche d’arbre
détachée de tout
humide
qui frappe pourtant des visages dans la nuit
un automatisme me portrait
vers elle
en pommeau de canne
prêt à verser sur son ventre des solutions salines Lire la suite
Le Jour du désespoir (notes)
C’est le « tombeau » du poète Camilo Castelo Branco. Le cinéaste relate les derniers jours de son existence, dans la maison même de l’écrivain.
L’audace et la liberté de ce film, sous des dehors « sages », sont incroyables.
Je m’en souvenais comme d’un film tout de bois, où les planchers craquent, où les arbres vivent une vie de mystère oscillant.
Les acteurs y sont à la fois eux-mêmes et les personnages, enjambant les époques sans frontière ni transition, dans la plus grande plasticité.
Force d’incarnation des objets par le regard du cinéaste, son insistance.
Tel portrait, telle gravure de Gustave Doré s’animent, pendant que les personnages, eux, vont vers leur fin. Les natures mortes prennent et empruntent vies.
Tout grand film est probablement profondément matérialiste, observe-t-on peut-être ici. Tout en s’affranchissant du réalisme.
Le caractère romantique du film, des personnages, s’accompagne d’une tonalité gothique puissante.
C’est presque étouffant d’émotion et d’effroi que le coeur se contracte à la fin du film.