Souvenir de la main qui t’a blessé


Nouvelle parue dans la revue Tiers Livre


there isn’t any portrait of Jennie except in my heart

Un homme parle à une femme qui l’a quitté — il se parle à lui-même — et à tout le monde. Il n’y a pas de centre. Il fait un portrait. Il se souvient pour ne plus attendre. Il parle pour ne pas être seulement constitué du silence qui tisse sa toile autour de lui. Il divague dans le vrai. Il monologue, il soliloque. C’est un blues de genre encombré fait de mots qui viennent trop tard. Tout ça un peu dans le désordre comme on a oublié de se démaquiller. 


Some other time

Je suis face au reflet que la petite glace de la salle de bain, dans sa lumière un peu atténuée, veut bien me renvoyer. On dirait qu’elle consent tout juste à me prêter mon propre visage. Du coup je me sens un peu tremblant, j’ose à peine bouger. Le miroir semble vouloir se mettre à vibrer, en surface, liquide, comme dans ces films de mystères, de deuxième série, où l’on s’endort après trois-quarts d’heure, après avoir davantage essayé de regarder la fille de la rangée devant que le film lui-même. Vous vous faites mal aux yeux, la pénombre remporte le morceau, et le sommeil seul gardera peut-être une infime trace des films d’épouvante qui étendaient leurs griffes sur vos après-midi. Je ne suis pas réveillé depuis très longtemps, j’ai toujours un peu de mal à me reconnaître, au réveil. Oui, pourquoi les gens sont-ils si scandalisés, se retournant démonstrativement dans la rue à mon passage, ou au contraire m’ignorant à petits coups de parapluie dans les tibias ? Je suis plutôt normal, là, seul face au miroir. Je me ferais presque penser à un tableau, un portrait démodé, plutôt de ceux qu’on laisse dans les greniers, retournés contre les murs. Toute la gueule qui se casse, la gueule, triangulaire, féline, air de rien traînant, en retard pour aller où. Pourtant assez vite une grimace, légère, se dessine. Un peu hésitante, car je ne sais pas trop quelle tête prendre face à moi-même. Je cède face à l’image. Je baisse doucement les yeux vers le reflet de mon épaule que je fais entrer tout juste dans le carré de verre et de sable en face de moi, et ça suffit. À cette heure-ci le reste de mon corps n’existe pas, ou pas encore. Je me tiens là, un demi-corps, comme on dirait « prenez un demi-comprimé pour commencer » (et si ça ne va pas mieux, revenez me voir), ou bien comme on prendrait un demi au comptoir alors que ce n’est pas l’heure, les yeux entrouverts. Vaguement regardant le champ reflété de la chambre derrière moi, vide, vide, vide. Cette chambre ressemble de plus en plus à un carton de déménagement. Après, je ne sais plus bien où regarder, à vrai dire, alors en général je baisse les yeux, je me brosse les dents, je sors de la cuisine.

J’ai parfois la tendre envie de dire « en ces temps-là », ou « je me souviens », de commencer par le début, mais il y a toujours quelque chose qui bloque, qui s’étrangle, qui s’enraye. Le monde me semble parfois étroit comme le boyau d’un ascenseur. Si j’avais du coffre, j’achèterais un instrument à vent, j’apprendrais les notes, quelques-unes au moins, et c’est ainsi que je respirerais. Je cherche les mots-clés, la serrure, la lampe pour éclairer. Souvent, on me demande des faits. Mais les faits, c’est ce que tous les matins tu faisais bouillir et que tu appelais du « vrai », et que tu me lançais à la figure. Au moins, ça me réveillait, je n’avais aucun doute sur la question. Maintenant, il y a tant de jours où je ne suis pas sûr d’être réveillé. Je suis obligé d’allumer la radio, de comparer la date du calendrier avec celle du journal de la veille. J’évite d’allumer le téléviseur, je crois qu’il est hanté. Il m’arrive de demander à quelqu’un, un passant, ou une personne dans un magasin, si je peux toucher son enveloppe (peau de chair fragile et orange). D’ailleurs, c’est à ça que me servent les magasins, j’achète assez peu de choses, j’en ai déjà trop et je ne m’en sers pas. De temps en temps je vais me parfumer chez Monoprix, juste avant la fermeture. Je m’approche alors de quelqu’un, je demande prudemment si je peux entrer en contact. C’est la fin de la journée, ils baissent un peu la garde. En général je choisis le front, qui épouse bien la forme de la paume, c’est un écrin, parfois d’une humidité rafraîchissante. Certains acceptent, bizarrement, on trouve de tout dans le quartier. Ce sont sûrement ceux qui ont le plus envie de se parler, et qui font traîner leurs achats dans les allées. Certains même, je le sens imperceptiblement, adhèrent à la main que je ne vais plus tarder à retirer, ils avancent en même temps pour prolonger le contact avec l’écran de leur front, ils penchent légèrement vers moi, je me fais l’effet d’un médium qui endormirait son sujet. Pendant ces quelques instants, plus aucun sens n’est interdit. Les gens n’ont pas toujours cette mesure qui les sépare des autres. Il arrive que je continue ma promenade avec eux dans le supermarché, en discutant des produits et des objets, c’est très agréable, très plastique. Mais bien vite le magasin ferme, et nous devons nous séparer.
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Sanguines (trois silhouettes). (extrait /2)


(…) Ainsi parmi ces vivants j’avais oublié, morceau par morceau, les segments qui avaient jusqu’alors constitué ma vie, je ne prononçai plus à mi-voix les phrases de ma stupeur, je ne savais toujours pas grand-chose mais j’avais pu arrêter mon regard sur des détails et les nombreuses ramifications qu’ils me proposaient ; j’avais pris un chemin à rebours, guettant ça et là les manifestations du long repli que je m’étais prescrit, recueillant des témoignages qui m’en apprenaient d’autant sur moi-même, apprenant à distinguer les désirs des besoins, et sur les visages les marques de la défiance et ce qu’elles pouvaient cacher. Je suis revenu, je ne sais pas d’où d’ailleurs, ayant peut-être atteint le cœur d’une cible que j’ignore, et mon cheminement me fait l’impression d’avoir voyagé sur les cases d’un échiquier, ayant éprouvé les modes de déplacements des différentes pièces qui le piétinent ; et aujourd’hui encore me reste cette attirance étrange pour les no man’s land, les hommes sans mémoire où aux souvenirs enfouis, pour l’opacité qui enveloppe bien des choses au point de vous faire perdre vos moyens, et pour la translucidité que parfois je parvenais à lui opposer, comme à gratter couches après couches des épaisseurs de porcelaine, jusqu’à pouvoir y distinguer la clarté, les songes derrière des fronts plissés. (…)

ÂmeNoire


Ce texte a été écrit pour ce livre-hommage à Daniel Darc.


Je vois écrit dans mes notes du 28.02.2013 :

« La mort de Daniel Darc.
Âme noire.
M.E.R.D.E. La tristesse.
*In The Flat Field* »

le soleil m’avait réveillé / je suis sorti / et j’ai marché / 

j’ai pleuré, beaucoup, ô ma grande surprise, ce jour-là, comme à la roulette si j’avais tout perdu, écorché par la peine, et l’impression qui m’en reste aujourd’hui est que personne ne voulait écouter ma vieille tristesse, elle était explosive, maîtresse, je l’ai laissée me prendre, précise et débordante, j’aurais pu mettre les mots, dire pourquoi, mais je ne voulais pas, je préférais de loin l’ébranlement, c’était comme une redécouverte, une momie qui sort de terre

le deuil soudain de tout ce qu’on ne sera jamais, la mort impossible de ce qu’on a pourtant été
l’évanouissement d’un héros de soie ou d’un dieu sale de soi.

Comme souvent, probablement, j’enjolive ou j’invente, je me raconte des souvenirs, je les écris, je les fabrique de vitesse. Mais, la tristesse, bien solide ce jour, je l’ai mâchée tout seul.

Je suis sorti, je ne sais pas, je n’ai plus de mémoire, et j’ai marché, toute la place était prise, grise, prise sous une lumière figée, les lignes étaient brisées, je crois me souvenir qu’il y avait un soleil d’hiver, qui ne me réchauffait plus, j’ai recomposé une figure, et je l’ai posée sur mon visage, elle ne m’allait plus tout à fait, il y avait une petite veine intérieure, un sillon invisible qui en était absent.

Plus tard, j’ai écouté les disques. J’ai regardé une fois encore sur YouTube ce clip de P.A.R.I.S. que j’adore ; me suis maquillé de Nijinsky cet autre phare ; j’ai soufflé la poussière du 45 tours de Cherchez qui porte de la main Darc mon prénom tracé au marker.

Et puis j’ai écouté, à nouveau, Parce Que. Parce que c’était, c’est, un disque précieux, toujours présent, jaloux. Il ressurgit à certains moments, comme un besoin, une échappée, une balle qui brise une vitre, un rappel des faits, un lynx à rebours qui me saute au visage.
Et il a instantanément rallumé une centrale oubliée, ou disons, en veille, tout un fracas de baleines de parapluie qu’on rouvre et qui vous griffe et vous reconfigure.

J’ai fait quelque chose : j’ai éteint la lumière, ouvert les rideaux, je me suis assis, et j’ai avalé le disque d’un bloc comme un sabre japonais

j’ai reconnu le doux coup de couteau de l’harmonica qui lance la machine, oui je me suis assis dans le noir et j’ai écouté et vu dans mon dos des formes, des visages, se rallumer sur les murs de ma chambre
(là seul las des souvenirs affluent)

alors, symétriquement, comme une autre nuit des années auparavant, j’ai mis un walkman, j’ai ouvert la fenêtre, m’en suis approché et je suis sorti, j’ai juste marché dans les rues en écoutant la musique, la tonalité sourde de l’album résonnant parfaitement dans l’obscurité, j’ai vu que les trottoirs, heureusement, ne changeaient pas, produisant toujours ce beau bruit de miroir mat, et savaient encore me conduire au hasard de détours intranquilles,

et j’ai compris que je marchais dans la ville d’il y a tant d’années, j’avais pris ce passage sons et images, Violently Haunted Signal. La musique est une fleur qui crache.

J’ai pensé à « ces années ». Quand cela me revient, depuis l’autre côté, j’ai l’impression qu’il faisait toujours sombre, que le jour se cachait. Des moments très seul, des après-midi ou des soirées entières sans rien faire d’autre que tourner sur le fauteuil du bureau, longer les murs de la pièce, regarder par la fenêtre, et puis sans transition, la foule dans un appartement, les gais concours de mensonges et de salive, les rêves de corps électriques, les prénoms de filles aux lettres calcinées, et toutes ces promesses d’ambiguïté dans lesquelles on pouvait mieux respirer
(où sont-elles ?).

Mes vêtements avaient changé, j’ai marché ainsi, accompagné à mes côtés d’un visage cher, aux joues pâlement roses, avec lequel on regardait le jour arriver, rosée fade, au-dessus des toits, et ses promesses d’ondes brouillées. Notre duo, de larges parts d’improvisation ; comme on se semait et comme on s’aidait ; nos désirs de travestissement, d’un quotidien exceptionnel ; le jeu avec les modes et les codes, et comme on aimait se chuchoter ce qu’on voulait être. Et toute une fabrique d’amertume et de tourments qui se scellait à la soudure de nos lèvres.

Parfois, on se téléphonait pour lancer en même temps Parce Que chacun de notre côté de la ville, on raccrochait et on l’écoutait chacun chez soi, sûrs d’apprendre ainsi quelque chose sur l’autre sans rien dire, nos pourquoi.

À six heures du matin je suis arrivé dans l’ancien quartier. Tout avait changé, j’arrivais trop tard. Je me suis assis au café (il avait changé de nom et d’aspect), et tu n’es pas venu/e. Je sais que personne ne viendra, mais j’attends. Le disque tourne sans fin dans mes yeux, cela me laisse le temps de rêver aux anges véhéments qui se retrouvaient là, à leur panache sur le seuil, à la lenteur partout de l’amour absent, au trouble causé par deux voix se parlant dans le noir, fading émerveillé

l’album avait silencieusement tout absorbé et me le restituait, les nuits de demi-lune ou de complet dépit.

Ainsi pendant des heures j’ai tenu sur la coulée de miel sauvage de ta respiration
arquant la mienne sur des souvenirs encore drus — et la distorsion de la cassette

mais heureusement,
la machine à lumière tourne sans fin dans la nuit sans jamais se consumer

est-ce déjà trop tard, est-ce encore trop tôt
quand le jour viendra, seras-tu encore là ?

Paris, 27 mai 2014


j’ai cette bizarre tentation de mordre une oreille…


J’ai à nouveau cette bizarre tentation idiote de mordre une oreille. Il y a un monde fou autour de moi, beaucoup de gens en vestes à carreaux, en cravates à pois, en chemises à rayures. Tellement de monde que je ne sais qui choisir. Les gens sont bien habillés et boivent plus que de raison, ils écoutent leurs semblables en attendant patiemment qu’arrive leur tour de raconter leurs petites histoires, leurs meublés. Useless, écho des caresses.
Moi je regarde ces gens qui font plus ou moins bien semblant de s’écouter tour à tour, mais je n’ai personne à qui parler, il y a bien cette femme seule comme moi, à l’autre bout de la pièce, qui me regarde en tenant ses deux jambes bien droites, ses pieds bien parallèles, on dirait qu’elle attend que la colle sèche sous ses chaussures. Mais c’est loin et pour la rejoindre il me faudrait quitter cette place que j’ai près du buffet et des boissons, et je ne m’y suis pas résolu encore. Peut-être m’écouterait-elle, si j’allais la rejoindre, et ensuite, nous pivoterions, ce serait à mon tour de l’écouter, et nous aurions chacun cette petite excitation des maxillaires, quand on parle à quelqu’un en songeant à le dévorer.
En attendant, je perçois les bribes des conversations, et me démange cette idée vorace qui m’est revenue en me saisissant d’un triangle de pain de mie. Il y a les petites oreilles charnues, goûteuses mais qui laissent toujours un peu sur sa faim, les grandes trop maigres, osseuses, et pas faciles à attraper (je ne suis pas très grand)… Et puis, difficile d’être contenté quand on a commencé, il en faut souvent plusieurs sous la langue, tout en se retenant de faire trop de ravages. Je regarde toutes ces oreilles avec de plus en plus d’avidité, mon palais s’humecte et s’anime comme huit pattes d’arachnée, en même temps je perçois toujours l’œil de la femme de l’autre côté de la salle, je pressens qu’elle n’y tient plus et qu’elle va traverser tout le parquet pour venir à ma rencontre, sans doute a-t-elle entendu parler de moi, les gens curieux ont toujours des tas d’informations impossibles, et je sens à son regard qu’elle sait des choses sur moi, ou qu’elle a des choses à dire, peut-être sa pochette de luxe, qu’elle tient serrée contre sa hanche, contient-elle un contrat, des liasses, un enregistreur, une paire de menottes ou autres promesses. Mais elle ne bouge pas encore, elle se découpe seulement, pour l’instant, sur le fond du décor.
Je repère une oreille bien faite, propre, jolie, pas trop loin de moi, je pourrais même envisager de récupérer aussi sec ma place près du buffet, après avoir eu la joie de cette petite morsure dans le lobe charnu, bien découvert, tirant légèrement vers le rose. J’aimerais autant que la femme seule au fond ne remarque pas mon petit manège, je ne sais pas si elle est elle-même familière de cette pratique, encore si peu répandue, même si j’ai bon espoir. Je surveille donc d’un œil l’oreille visée et de l’autre la femme qui ne me quitte pas des yeux. J’aimerais que son attention soit attirée ailleurs pendant quelques secondes, afin de pouvoir tranquillement aller à mon affaire, puis revenir comme si de rien n’était à ma place, et lui faire peut-être enfin signe. Elle est malheureusement trop loin pour que je puisse d’ici voir ses oreilles à elle, dommage, j’aurais savoir, être tenté peut-être. Mais elle ne vient toujours pas, elle remue seulement les sourcils dans ma direction, en forme de flèche creuse.
Je remarque, sur le buffet, à quatre ou cinq mètres de moi, une bouteille un peu trop près du bord. Je commence par soulever légèrement la table, de mon côté, imperceptiblement, pour tenter de la faire tomber et créer une diversion de quelques secondes, les quelques secondes qui me suffiraient à agir. La table est très lourde, je crains de ne pas y arriver, mais il suffit de quelques centimètres. Après un effort suprême, la bouteille tombe. C’est un rouge qui tache, vous imaginez les dégâts. Je me précipite et mords dans l’oreille repérée, je sens le léger goût d’avant le sang, ma langue épouse le pavillon, je ne sais pas ce que j’ai déchiré mais je recule déjà, un peu paniqué par l’envie d’en avoir plus, la personne hurle sur le sol (qui ne l’entend pas), la bouteille fracassée passe pour responsable du sang qui se répand sur le foulard aux motifs de dés jetés irrégulièrement sur la soie.
La femme du fond a compris maintenant le jeu qui s’est joué, ses coudes passent les vitesses et elle fond vers moi.
Elle est étrangère, elle est libre et nue pour quelques heures, après quoi elle devra s’en aller à des rendez-vous d’affaires. Elle passe son bras autour du mien, d’une clé dont j’aurais bien du mal à m’extraire. Et découvre d’un geste la mèche de cheveux qui couvrait son oreille gauche, je ne sais pas si elle veut que je lui parle ou que je la morde ; moi-même j’hésite entre ces deux envies, elle n’attend pas que je me décide et m’entraîne en vitesse dans une petite pièce dérobée. Le temps est précieux et moi j’ai tant de choses à lui raconter !, et ses oreilles sont délicieuses fermes et fondantes.
Mais bientôt j’ai tout dévoré, elle ne peut plus m’entendre qu’à travers les alvéoles de son épiderme, il n’y a plus ni rendez-vous ni suppliques ni tentations, seulement nos regards ternis, son pendentif en or que je fais balancer, et nous restons ici, oubliés, incapables de nous entendre et soudés par l’indifférence, dans le scandale créé par le bruit de nos respirations.

Souvenir de la main qui t’a blessé / extrait


Un homme parle à une femme qui l’a quitté — il se parle à lui-même — et à tout le monde. Il n’y a pas de centre. Il fait un portrait. Il se souvient pour ne plus attendre. Il parle pour ne pas être seulement constitué du silence qui tisse sa toile autour de lui. Il divague dans le vrai. Il monologue, il soliloque. C’est un blues de genre encombré fait de mots qui viennent trop tard. Tout ça un peu dans le désordre comme on a oublié de se démaquiller. 


(…)
J’ai parfois la tendre envie de dire « en ces temps-là », ou « je me souviens », de commencer par le début, mais il y a toujours quelque chose qui bloque, qui s’étrangle, qui s’enraye. Le monde me semble parfois étroit comme le boyau d’un ascenseur. Si j’avais du coffre, j’achèterais un instrument à vent, j’apprendrais les notes, quelques-unes au moins, et c’est ainsi que je respirerais. Je cherche les mots-clés, la serrure, la lampe pour éclairer. Souvent, on me demande des faits. Mais les faits, c’est ce que tous les matins tu faisais bouillir et que tu appelais du « vrai », et que tu me lançais à la figure. Au moins, ça me réveillait, je n’avais aucun doute sur la question. Maintenant, il y a tant de jours où je ne suis pas sûr d’être réveillé. Je suis obligé d’allumer la radio, de comparer la date du calendrier avec celle du journal de la veille. J’évite d’allumer le téléviseur, je crois qu’il est hanté. Il m’arrive de demander à quelqu’un, un passant, ou une personne dans un magasin, si je peux toucher son enveloppe (peau de chair fragile et orange). D’ailleurs, c’est à ça que me servent les magasins, j’achète assez peu de choses, j’en ai déjà trop et je me sers d’assez peu. De temps en temps je vais me parfumer chez Monoprix, juste avant la fermeture. Je m’approche alors de quelqu’un, je demande prudemment si je peux entrer en contact. C’est la fin de la journée, ils baissent un peu la garde. En général je choisis le front, qui épouse bien la forme de la paume, c’est un écrin, parfois d’une humidité rafraîchissante. Certains acceptent, bizarrement, on trouve de tout dans le quartier. Ce sont sûrement ceux qui ont le plus envie de se parler, et qui font traîner leurs achats dans les allées. Certains même, je le sens imperceptiblement, adhèrent à la main que je ne vais plus tarder à retirer, ils avancent en même temps pour prolonger le contact avec l’écran de leur front, ils penchent légèrement vers moi, je me fais l’effet d’un médium qui endormirait son sujet. Pendant ces quelques instants, plus aucun sens n’est interdit. Les gens n’ont pas toujours cette mesure qui les sépare des autres. Il arrive que je continue ma promenade avec eux dans le supermarché, en discutant des produits et des objets, c’est très agréable, très plastique. Mais bien vite le magasin ferme, et nous devons nous séparer.
(…)

Sanguines (trois silhouettes). (extrait /1)


(…) Les après-midi où je ne demeurais pas chez moi, j’occupais les recoins, qu’on retrouve au sein de presque toutes les administrations, réservés aux petits travaux de rédaction d’adresses ou de remplissage de bordereaux divers. Ce sont le plus souvent des tables qu’on dirait un peu plus basses que la normale, peut-être pour vous rappeler à une humilité qui serait compromise par je ne sais quel phénomène, et renforcée de plus par les interminables temps d’attente aux guichets d’où le plus souvent l’on vous toise et vous confine à quelques données étiques et élémentaires, et d’où l’on vous fait dire ce que vous n’avez pas envie de dire, dans un petit boyau d’intimité si peu étanche que la terre entière semble vous écouter.
Pour ma part je commençai dès lors et sans bien m’en rendre compte tout de suite à prendre goût à ces endroits tout à fait particuliers, ce défilé incessant de tous les échantillons humains prenant patience, les uns derrière les autres, réduits à attendre et à avancer pas à pas, si lentement qu’ils sont fascinants à regarder, je voyais dans ces files d’attente une forme de recherche sans objet, la léthargie des réprouvés ; je remarquai souvent l’extrême vieillesse de certaines personnes venant là parées de mille précautions et comme embaumées déjà, à la poursuite ininterrompue, seulement très ralentie, de leur vie ou de tout ce qui pouvait maigrement la leur rappeler, parfois tenant seulement sur de petits bouts de papier qui n’étaient pas les bons.

Et je crois que la vue simple et magnifique de ces exilés me devenait au fur et à mesure indispensable, peut-être me sentais-je comme leur semblable, même si je ne leur adressais jamais la parole, car c’était encore au-dessus de mes forces, je sentais un couvercle sur les efforts que de toute façon je ne faisais pas, mais je fréquentais en silence ces lieux de passage où passer m’était presque de trop. Malgré tout ma stupeur se doublait d’une vigilance accrue, d’une lucidité ou d’un prodigieux pouvoir d’accroissement de ma perception, je remarquai des détails qui m’avaient jusqu’alors échappés, masqués encore peu avant par des zones trop claires, par le bruit du visible. Mais il me fallait faire attention à tout : non seulement à tout ce qui pouvait m’emporter l’attention, mais aussi prendre garde au fait que j’étais en quelque sorte devenu sinon un marginal, du moins que je vivais sur l’étroite marge de manœuvre de l’écart, et que je ne pouvais mener le même type de vie qu’avant. Ainsi je n’étais plus très loin d’une certaine misère, d’une pauvreté des rues que je n’aurais jamais pensé connaître, mais qui me faisait me sentir moins à l’étroit, qui m’autorisait paradoxalement à ne plus réagir aux mêmes stimulations, à ne plus faire usage de ma vie de la même manière. Je me sentais un piéton de face cachée, un marcheur d’interstice, je faisais le trottoir à ma guise, et je n’étais pas assez démuni pour attirer l’attention ou même la méfiance si bien que je pouvais me livrer à toutes les observations que je souhaitais, quoiqu’en vérité je ne souhaitais rien à proprement parler, si ce n’était de fondre comme de la cire à la tiédeur, à l’indifférence des choses. (…)

Circé

Il dit qu’il baise, il répète ça sans cesse, qu’ils baisent, comme si il voulait s’assurer de quelque chose de tangible, mais pourtant sans cesse disparu, comme s’il avait du mal à y croire, peut-être qu’il baise sans y être, en pensant à autre chose, en enfonçant ses ongles dans la chair de passage, comme on presse le bouton de l’étage dans un ascenseur.
On ne sait même pas de qui il parle, moi je le regarde en me demandant s’il sait lui-même, sait-on jamais de qui on parle vraiment, d’ailleurs. Nous sommes cinq ou six autour de la table, dans le café, face à cette petite pyramide de vanité qui pose ses bras sur cette table pourtant déjà encombrée ; et son envie de choquer est tellement conventionnelle.
Les autres se regardent entre eux, approuvent en ne disant rien, en souriant comme des pares-choc.
On le laisse parler, mais il ne dit plus rien, c’est un rideau sans le vent.

Passe au carrefour une grappe de collégiens qui hèlent en riant les voitures, sans peur, passant à travers, traversant n’importe comment, j’entends les klaxons par dessous les rires, ils trébuchent et n’ont peur de rien. Pour l’instant, eux ne s’occupent que de l’air, et je les envie.

La parole est là disponible, sur la table parmi les verres pas encore vides, mais personne ne la prend, personne n’en veut plus. Elle est un peu sale les traces de doigts on ne voit plus très bien à travers les gens sont fatigués, ils ont la flemme de se lever et de partir, si encore on pouvait le faire sans autre formalités, non il va falloir se dire au revoir etc.
On a parfois déjà dix ans de trop pour tant de choses, l’invisible passe toujours trop vite, quelqu’un pense ça en nous voyant derrière la vitre du bistrot, j’ai croisé ses yeux depuis déjà cent ans.

Et puis mon oeil se dépose sur Circé, la plus jeune de l’assemblée, je la connais à peine, et il me semble d’un coup évident qu’elle a envie de dire un truc mais qu’elle n’ose pas, et j’aimerais bien l’entendre (en plus j’aime bien le ton de sa voix un peu rayée), j’ai comme l’impression que ça pourrait sauver un peu quelque chose.
Circé a un cordon de cheveux qui tournoie et rayonne autour de son front très pâle comme un noeud laissé ouvert, un charme inachevé. Jour après jour après jour, elle presse le bouton de l’étrange ; je ne sais pas grand chose d’elle, si ce n’est qu’elle tient un bar de nuit, et qu’elle étudie une matière scientifique, les probabilités des coups de dés peut-être. Moi c’est un coup d’épée dans la chevelure trop épaisse, ce miel trop compact, gelé, que je projette. Elle a des reflets de mousse sur les joues, elle est très brune, avec un rire en escalier, qu’on n’entend trop rarement mais qui peut vite vous frapper le coude. Et soudain j’ai envie d’être sentimental félé et de sentir sa sueur de près, son odeur sans épines ni couronnes, de lui retirer délicatement son ciré et ce qui suivra, mais j’attends que la piqure passe, et, comme une autre discussion a vaguement repris autour de la table, dans le filet de laquelle ni elle ni moi nous ne sommes englués, je chuchote, droit dans sa direction, concentré, son prénom, pour qu’elle soit la seule à l’entendre, en empruntant le canal direct de ma bouche à son oreille. Elle lève son menton au goût de prune mûre (je suppose, j’anticipe), ça a marché, mon invocation murmurée lui est parvenue, elle bouge un peu la tête en diagonale, le contact ducal est établi. Elle m’interroge, inquiète, me fait signe de silence par le regard.
Un pacte de silence à distance, à propos duquel je ne sais rien.
Je me demande alors un instant si ce pourrait être elle dont il parle (“qu’il baise »), et qu’elle m’intimerait de rester discret, mais quelque chose m’empêche d’adopter ce raisonnement, que j’extirpe comme une écharde d’une autre histoire. Pourtant, ce signe de silence, oui ce devait être elle.

Nous sommes maintenant debout, sous la pluie, plus qu’à trois ou quatre. Circé à ses pieds domine une valise à sangles de cuir, je ne savais pas qu’elle revenait ou qu’elle partait, j’en ressens une légère panique, parce que je ne me sens pas peser lourd face à l’impératif d’un voyage ou même d’un retour, j’ai seulement les mains dans les poches, des poches sous les yeux, mais ça s’arrête là. Je calcule mentalement combien de temps il me faudrait pour courir chez moi et mettre n’importe quoi d’essentiel dans une valise à mon tour, et de revenir, mais le paysage de rue se brouille sans cesse sous la pluie (nous vivions une saison de pluies incessantes), il faut faire un effort et plisser les paupières, et je peux remarquer entre les lignes ondulées de la scène qui nous unit qu’il, lui, lui tient la manche, tirant lâchement dessus, elle résiste et finit par extraire de ses cheveux une longue épingle avec laquelle elle lui laboure le dos de la main, ce à quoi il semble prendre un plaisir certain, les deux arborant un sourire, se mêlant à la conversation générale à laquelle je suis le seul à ne pas m’intéresser. Mon regard est sans cesse attiré par sa main à elle, l’épingle dans la chair de l’autre, je crois que le sang se mêle à la pluie si bien qu’elle l’emporte et l’efface sans cesse, plus forte, je ne suis plus sûr, peut-être lui caressait-elle seulement le dos de la main, languissante.