État des stocks amoureux


Depuis des semaines je suis pris dans une inertie. Je m’intéresse beaucoup plus à ce qui ne se dit pas. Je me laisse aller à une nostalgie excessivement salée, presque mourante d’elle-même, tirant sur le mauve évidemment. Je me lamente de salle de bain, en étirant la peau de mon visage jusqu’à ressembler, je ne sais pas, au moyen-âge, à un christ d’anonymes. Aujourd’hui (accélérons) une photo animée (c’est un visage de beauté pas négociable, de ceux qu’on aimerait oublier) a attiré mon attention, a … N’importe quoi : elle a broyé les sentiments de mon coeur. Ceux que j’avais chassés à la carabine. Je sais qu’il n’est pas de bon ton de, de dire certaines choses, de même qu’il ne faut pas arpenter certains arrondissements, trop mal vus. Mais (beaucoup de mais) je me satisfais de vos rejets. À force ils deviennent un baume, comme une promenade dans une ville en ruines. Une ville d’Allemagne et d’argent me devient une légende. Légende dont je ne fais rien que scruter le souvenir gâché. Maudissures de ces deux nuits qui ne vont cesser de tomber de mes poches. J’aime l’anecdote car elle est matière à merveille, chatoiement, charbon et diamant. Pour l’instant, je tiens certains éléments du passé au-dessus de ma tête et les regarde dans la lumière. Je suis encore en train de foirer et de me laisser aller à écrire. Alors que sans doute il suffirait de dire. Mais je ne peux dire qu’à moi, moi comme simple interlocuteur, interloqué. Cyclope découragé détruit. L’oreille est ennemie ; j’ai tant craint d’être écouté. J’ai la réflexion en horreur, je la tiens à distance comme sur une route mal éclairée. Cette nuit, j’ai pris un ascenseur, mais il n’y avait qu’un seul bouton. La cabine ressemblait à un vieil appartement vermoulu et trop étroit. Accroché à la paroi, l’emballage d’un cadeau déjà ouvert. Je pressentais qu’il ne fallait pas aller là où précisément je me rendais, dans cet appartement que je connaissais déjà. Je n’étais pas attendu. J’allais déranger sans doute un couple. Elle avait déjà reçu le cadeau, la preuve en était sous mes yeux. J’entrais en état de panique. C’était quelqu’un de cher, l’être aimé (au visage non négociable, insubmersible etc.), et elle avait accepté l’autre, et son cadeau. En bref je n’existais plus, je n’étais là plus que pour moi. Je comprenais tout ça en un instant, et l’ascenseur montait, ma fièvre. Il n’y avait pas de bouton pour redescendre. Quel ennui que les récits de rêve. Ça ne vaut qu’interrompu, et encore. On en fait trop une folie. Rêves mal battus des heures précédentes. Je préfère me tourner vers le mur, me réveiller, sentir le poids du jour, qui n’a pas de prix. Une sorte de bave de réalité coule de mes lèvres. Je veux bien accepter de dire mais alors quelque chose qui fasse mal, qui touche, qui assaille, qui tourmente. Où trouver cela ? Le cadeau, l’ascenseur n’existent plus, même en vrai. Il a suffi de se taire pour que cesse. J’avais oublié le bruit que fait la peine. Un bruit de chasse d’eau. Un bruit proprement assourdissant : vous êtes si seul à l’entendre. Un carré de tissu se gorge d’eau, ce sont des circuits de mots, de faïence. Et l’autre se mouche dedans. Oh je ne dis pas qu’il n’y a pas un peu de douceur, malgré tout, d’y penser, de revoir ces quelques images-visages. Les retenir malgré tout, dans leur douloureux double sens, leur donné-rendu. Cela vous broie juste au passage. Cela a un goût unique, terre nourrissante en bouche, peut-être comme celui que vous imaginez d’une ville dont vous savez que vous ne la verrez jamais. Ce que je prenais pour la lune n’est que le bouton de nacre fendu de ma chemise. De nos jours il suffit d’ouvrir des placards, pour voir la vie des gens, et j’abuse du spectacle. C’est fou, cette défaillance à dire, à énoncer ne serait-ce que.. que quoi ? Même ça je n’y arrive pas. Ce n’est pas un texte, c’est une fuite. Tout est comme ça. Je ferais mieux de retourner me reposer au musée Grévin. Ne parler plus que par formules, titres de livres, bons de commande. Je jette la nuit après usage.

 

trop vague espoir


trop seul, le mec, vraiment trop seul. il ne va pas dormir. il ne fait rien la nuit que regarder, trop penser avec le ventre. broyeuse d’inquiétude. le regard dans le terrain vague. quelqu’un, très loin, ne pense pas à lui. il n’a pas envie de dormir, il s’est forcé à manger. il a les yeux humides, il fume trop. écoute des musiques bien noires. on se fait un café ? il est trop tard ? on s’en fout ? qui ça dérange. c’est l’hiver. trop vague espoir. reporté sur la collection printemps-été. mais c’est loin. il y a encore des semaines de vertige à traverser. idéologiquement nu. aucune force de caractère. perdu sur le plateau. il ne s’est même pas habillé. il a regardé la télé. l’objet, le poste allumé. il l’a regardé, il n’a plus aucune idée de ce qu’il a regardé. il n’a rien vu. il ne fait que voler des images dans le cerveau d’une autre personne qui dort à des années ou à des kilomètres de lui. son seul échappatoire : les titres anglais des chansons qu’il écoute. juste les titres. pas capable de plus. plus d’amis. personne à qui parler. il pleure dans son café, qui ça dérange. vouloir et incapable d’être ailleurs. échange non-standard. tu verrais sa tête, sa grimace.

dance like falling wallpaper


parfois j’aime attendre que la vie reprenne, cinq heures du matin, le coup de rein d’un bus qui passe, une valise qui roule précipitée contre l’existence… je suis allongé sur mon lit, je regarde le plafond qui me connaît par cœur, je pense à ton visage quelque part, qui illumine la nuit. je pense aux clubs qui ferment et dont les pâles lumières vertes vont s’éteindre, les gens déversés sur les trottoirs. vite sortir rejoindre ces amants. il y avait ce soir un spectacle de nus, il y avait un cabaret intime… et les gens continuent, ils sont de gais sauvages, ils remuent encore tant qu’ils peuvent, luttent contre le sommeil qui ne tardera pas à prendre leurs yeux transparents… je regarde la scène, les couleurs que se renvoient les visages et les intérieurs.. mais tout est assez calme, le bruit est à peine perceptible, filtré par ce qu’il est dans les souvenirs. des mots en anglais claquent sur le trottoir. on va ailleurs, on continue, on va prendre un autre verre, pourquoi s’arrêter, la nuit est encore belle, elle a les joues fraîches, on croise toutes sortes de gens qui ont toutes sortes de choses à dire. c’est là que le hasard a sa part la plus forte, il est le maître, on le laisse décider des choses qu’il voudra prendre dans ses bras. baisers passionnés de caniveau, orgues des néons sur les faces riantes des buveurs, tous plus beaux les uns que les autres. ils s’adressent à moi dans une langue imagée, picturale, jamais fermée sur elle-même, qui ne cesse de se frotter aux autres. parfois quelques verres sont cassés, une voix s’élève, pour dire de grandes choses ; immortels rires des filles obliques en jeans dont les fils arrachés tendent à la mythologie, cigarettes écrasées sous des semelles de gomme, mal fumées, tirées trop vite, séduction de trottoir.. certains sont épuisés, s’allongent, et ne savent plus rien, pas même le nom de leurs amis, ni où ils rentreront coller leurs ventres à l’horizontale sur le pont des âmes. et la musique continue, à un rythme qui est dans le retour, les mouvements de tête.. les vêtements collent encore aux peaux par la grâce jamais finie de la transpiration qui recouvre enfin les parfums. allers éternels et retours, de l’ombre à la lumière, de la gloire de plaire à la peur de décevoir, jamais satisfaites. classe platine ou mate des coiffures défaites. donnant l’heure refusante. mais je reviens à ton visage. il sourit de très loin à ma destination. toujours épicé d’une inquiétude discrète qui vient mentir la gaieté insolente qui toujours me captive, cette peau de joie élastique des joues abricots, ta lèvre infinie d’un marbre de chair rouge fêlé qui traîne sa menace. tu flottes dans mon existence à la hauteur de mes voeux, tu traînes ta beauté par terre et moi je la vois. mystère d’être transpercé de la flèche qui ne blesse pas. je veux parler avec ta langue que je vois briller, cette lune mouillée. bruit des images à la source. et, tu le sais je me fous de la qualité. c’est une notion dont je me débarrasse chaque jour. il y a d’autres embouteillages, d’autres tunnels pour arriver à la lumière. La nuit était si longue. mais merde, il fait jour, ferme les yeux, mon amour.

Vedette

Porcelaine


Je peux passer des heures les yeux mi-clos à frotter l’un contre l’autre deux petits objets de porcelaine. Les ondes sonores de toutes les couches de la matière s’étendent dans l’appartement et parcourent l’espace pour venir se briser dans ma cage thoracique. Deux aiguilles de temps aiguës comme des ailes de rapaces me blessent l’intérieur. Bruit bas où le sens ne compte plus, rendu à son état sauvage. Je produis un mouvement régulier, de faible amplitude, en appuyant bien les deux surfaces que j’ai préalablement choisies. La matière est prête à se casser contre mon âme. C’est un travail de volupté assidue, de lente haleine. Objets fragiles entre mes doigts, je fais osciller leurs courbes l’une contre l’autre, usant imperceptiblement de fines particules de cette poudre invisible qui se répand dans l’atmosphère et dans mes poumons, et progressivement, je me défais. La plainte de la céramique que mes doigts semblent réveiller se diffuse, le battement de la porcelaine remplace le battement de mon cœur. J’extériorise ma vie, dans cette sexualité d’argile dure, plus cruelle que tout par son apparente douceur. Je n’entends plus rien que le moteur précis qui conduit cette machine de jamais-vu. Où que je sois et quelle que soit l’heure, le bruit recouvre tout, il recouvre les plaies d’une couleur nouvelle où je tombe. Dans ma main, ce n’est plus une tasse avec pour motif un branchage roux de nudité, c’est le bol-sein glacé d’une belle indifférente qui m’a donné rendez-vous au sans visage. Je reste grave et de la même lignée que ces masques sourds qui ont mille ans. Que les yeux automatiques des poupées. J’humecte de la langue la surface laiteuse de l’objet. La porcelaine se met à briller. C’est un assouvissement. Je passe en mode étanche. Les boucles tournent en moi en s’altérant à allure rapide et je ne suis plus que pensées détériorées, effilochées. Dans le cercle de lumière qui n’accroche rien, je vois néanmoins les pas de loup, les fermoirs de nos années-frange. Le vague souvenir de l’épaisseur de ton feuillage remonte, son goût de sucre artificiel. Mon saxe se durcit. Enfant déjà je faisais grincer mes dents contre les parois translucides d’une tasse ancienne jusqu’à emporter dans ma salive un morceau de terre cuite, le mâchant en secret et délicieusement, allant reposer ensuite la tasse finement amochée, allégée d’une infime parcelle. À chaque fois j’y revenais et la tasse se détruisait lentement. Journées de couleurs pâles où j’allais chuchotant explorer l’escalier et y abriter mes vertiges. Plus tard ce furent les fausses dents de femmes plus âgées que moi, que j’aimais sucer à même la bouche, révélées par de trop courts sourires. Mais les gens sont trop effrayants quand ils sourient, toujours à l’ombre des dépits. Le soir comme on dit tombe. Je reste de marbre. Je sens quelque chose sous la peau, comme un chevauchement des registres, je sens tout mon attirail de mensonges qui tremblote au rythme des frottements. Ce n’est pas encore la nuit, mais elle s’annonce pourtant comme un asservissement. Ma transe fragile s’interrompt. Minimal baroque aux yeux clos j’écarte les branches du palmier négatif qui me serre la gorge. Les feuilles du végétal moribond se balancent dans le vent. Un vent qui date comme ces étoiles mortes. Qui chante tout à la fois l’absence et la dévoration, musée étrange et pour personne.

Elle, elle


Qui est cette femme qui joue avec les boutons dans l’ascenseur. En robe vert aquarium. Les boutons de sa robe, ou bien de l’appareil ? De fait le voyage est long et emmêlé : nous montons, descendons, nous arrêtons, dans un état diffus de nausée et de désir. Personne ne la regarde que moi. Je me retiens de prendre cette photo de visage. Alors je la prends de mémoire. Mystère d’un miroir abandonné. Je ne suis pas tant là, ce ne sont que mes yeux qui occupent la place. Elle, elle tient sa pochette de cuir boursouflé, de cuir malade, presque palpitant sous ses doigts, qui ne contient rien qu’un peu d’argent, un tube de rouge, un pass, un paquet de cigarettes, désormais interdites partout. Où va-t-elle, elle, je peux seulement me l’imaginer ; elle doit avoir des adresses, ce genre à avoir des adresses, des adresses à la fois de beaux quartiers mais aussi d’arrières-gares louches. Incommunicables. Mais dans l’immédiat elle va dans la piscine souterraine de l’hôtel. C’est une robe de bain qu’elle porte et ses escarpins sont d’une gomme épaisse, non-usinés mais travaillés à la main et au souffle. À cette heure-ci il n’y a personne dans le bassin. La piscine est ronde, très peu éclairée. Clapote dans le néon bleu-vert sourd. Une célébrité y est morte, il y a des années, à ce qu’on raconte : une photo de cette femme, de son visage inerte qui n’aura jamais été plus beau, est conservée quelque part, jamais montrée. Cette histoire qui fascine reste à demi-tue mais circule. Un jour une plaque de marbre sur la façade le rappellera.
Tout autour, des cabines-alcôves munies d’épais rideaux noirs qui absorbent le peu de lumière. On ne peut pas vraiment nager dans un cercle si compact. Peut-être le cercle de l’enfer est-il aussi étroit. Simplement s’offrir à l’eau, aux regards. Mais il n’y a personne, je crois. Sauf peut-être derrière un de ces rideaux. Elle, elle chuchote bizarrement des choses qui se perdent dans les clapotis. Des bruits étouffés qui ne regardent qu’elle seule. Elle porte peut-être un parfum qui se dilue dans l’eau, absorbé par les bactéries. Je suis au bar de l’hôtel, mais je sais tout ce qui se passe en bas, comme si une trappe ouverte quelque part me permettait d’être et de voir, aux deux endroits. Je commande un verre, et en scrutant le cristal je peux voir par l’intérieur de mes paupières l’ensemble de la scène qui la concerne. C’est un peu comme si à travers toutes les parois, elle était dans mon verre. Je ne sais pas si je vois qu’elle retire finalement sa tenue. Je bouge à peine. Elle, elle fait quelques gestes de nage qui dérangent la lumière. Je m’ennuie un peu, un peu trop seul, trop séparé. Je mâche une olive, amère. Je repense à des héroïnes maléfiques de l’écran, à des corps qui ruisselaient ; des images qui ont électrisé mon adolescence. Le verre que je tenais en main se brise. Le barman me regarde d’un air mauvais, je paie pour sauver la face. Je n’avais pas fini mon verre, tant pis. J’ai besoin de savoir si tout va bien et je prends l’escalier qui descend à la piscine.
L’entrée est discrète, invisible aux clients sauf à la connaître. Le sol est fait d’une pierre rare, toujours chaude et dont je sens les ondes. On peut accéder par-derrière au cercle des huit cabines qui ceignent le bassin. Une seule de ces cabines doit être occupée. Je tourne autour, je n’entends rien à part l’écho de l’eau qui tremble. Peut-être que le bruit plastique d’un maillot aussi. Je m’installe dans une cabine, j’hésite à me déshabiller. J’ai peur de me faire surprendre, je ne suis pas client de l’hôtel, seulement du bar malheureusement. Mais y rester habillé est encore pire, sans doute. J’écarte le rideau qui donne sur le bassin. Je ne vois rien. Je ne vois d’abord rien car mes yeux ne sont pas habitués et qu’il fait sombre et humide. Je vois la femme de l’ascenseur qui est là, dans l’eau. Presque en face de moi. Je ne sais pas si elle me regarde. Elle, elle fume, dans l’eau, ventre contre la paroi et coudes appuyés au rebord. Seulement deux mètres nous séparent. Un mètre, un mètre de cette pierre chaude. J’ignore tout de la langue qu’elle parle ou comprend. Moi je suis assis sur le banc de la cabine, en retrait, le souffle coupé. J’ai le chic pour me mettre dans des situations inconfortables. Je me sens comme coupable. J’ai pourtant simplement pris l’ascenseur, puis un verre. Je ne sais pas quel crime a eu lieu ici mais je me sens inexplicablement impliqué. J’ai encore un peu de verre dans la paume de ma main, peut-être un peu de sang. Il vaudrait mieux qu’il ne se passe rien, que je ne touche rien. Je ne veux pas rejouer une histoire qui n’est pas la mienne. Je ne sais pas ce qu’elle attend ; sans doute ne sait-elle pas ce que j’attends. Si jamais elle me voit. J’ai toujours été un être de patience. J’ai le goût sur la langue, le goût du verre que je n’ai pas fini, ou bien le goût d’un baiser très ancien qui revient, comme ces souvenirs qui ne sont qu’un peu de fumée âcre dans la gorge, lointain signe des cendres.

« … le fichier des peurs »


Vers le fantastique.
Une proposition d’écriture en ligne par François Bon sur le Tiers-Livre.
10 propositions d’écriture au cours de l’été.

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Proposition 1, les peurs


… parti comme ça, quelle angoisse, de ne pas savoir où ça commence et où ça finit, avec pour conséquence l’impossibilité de déterminer ce qui est à moi et ce qui est à l’autre, surtout pour ce qui concerne les corps. je me souviens d’une fille qui avait peur de comment les bras sortaient des manches, d’une autre (le plus étrange était qu’elles étaient sœurs) qui avait peur des tuyaux, oui, et moi, à chaque fois que je rencontrais une peur, je me l’attribuais, je me l’agrégeais, comme objet de savoir et d’appréhension du monde. Je rentrais littéralement dans les yeux et la tête des autres, je crois qu’ainsi je leur faisais peur aussi. et les mots, ce qu’on allait me faire dire. j’avais peur de froisser, je me sentais trop invisible. on me disait : « attention quand tu montes au grenier », et je trouvais cette phrase désagréable, inquiétante, pourquoi, qu’y avait-il de particulier au grenier, des sous-entendus ? je me souviens bien d’une fois, quelque chose comme deux yeux qui me fixaient. et ces bruits alors, de maison, de pas derrière soi, même la neige craquait dans mon dos, et ces bruits qui ne correspondaient à rien, à rien que dans mon ventre toute une population sans nom. un soir, on nous réveille. quelqu’un rode autour de la maison où nous sommes en vacances. oui j’avais un carnet des peurs, j’ai un « Fichier des peurs », travail de rédaction sans fin. non mais tout cela n’est rien, car j’ai peur aujourd’hui que l’escalier se dérobe ou qu’il ne finisse pas, de ne pas retrouver mon appartement, qu’il ait disparu et surtout, surtout, qu’on m’oublie, et que mon existence ne soit plus connue que de moi seul.


Proposition 2, marcher dans la maison vide


le pire serait de croiser un visage connu, et d’y voir l’effroi causé par la vue du votre. mais aucun risque, il n’y a personne. l’endroit est vide, devenu vide. un vide qui défigure. n’y rien reconnaître. comme si l’espace, en soi, n’était rien, sans tout ce qui le meublait, l’occupait. ce n’est plus la maison portée avec soi derrière le front, celle où revenir, même quand on ne le pouvait pas, par la simple opération de la pensée. des murs gris remplis de cicatrices. des défauts. une injure aux proportions et à l’harmonie. tout était donc masqué par le décor. ici, il y avait cela. ainsi de suite. tout semble n’avoir pas existé. marcher dans des souvenirs brisés. ça ne raconte plus rien. le sol est dévasté. des gravats, tessons, du verre. les pieds saignent pour avancer. le rouge s’étend par terre, lentement, à mesure. une seule couleur, qui coule lentement de vous. ne plus savoir à quoi correspond la douleur. ne rien ressentir. que l’écho très lointain de ce vide. l’oubli comble tous les creux par d’autres creux, plus profonds. rien à saisir ni à renverser. on se souvient par bribes d’une vie passée là. plus rien à décider puisque c’est juste un souvenir. un souvenir-effraction. entrer par le biais. par le miroir vide en son centre. ne pas s’arrêter car alors une sorte de souffle tourne autour de vous et fait trembler désagréablement la couche de vêtement qui vous distingue encore de ces murs. ne même pas pouvoir jouir de la destruction. traîner les pieds, de plus en plus lourds, tirant derrière eux les débris. sentir son propre visage dissembler à chaque nouvelle seconde, se perdre et se diviser de lui-même, devenir corrompu et méconnaissable.


Proposition 3, aller perdu dans la ville


… la ville est noire, il y avait eu des problèmes, c’est tout ce que je savais, des dégradations, des malveillances, et qu’est donc une ville où la lumière et toute forme de vie s’absente d’un coup — un réverbère en état de fonctionner seulement sur trois ou quatre ne suffit plus à vous sauver, à assurer une continuité dans le déplacement, et le regard que je porte sur les choses n’existe presque plus, la vue est barricadée, l’éclairage est morcelé, braqué seulement sur quelques détails illisibles mais laissant tout le reste dans l’obscurité, et je me trouve soudain fouetté au visage par une horrible chose qui n’est peut-être qu’une branche dépassant d’un jardin sûrement sans surprise en plein jour, mais la nuit tout se revêt d’anxiété, c’est ainsi depuis toujours, j’ai perdu tout repère dans cette ville dont je ne reconnais même plus sous mes pieds le revêtement usuel de ville, je sens des bandes de gravier alterner avec l’asphalte, le sol en devient comme instable, et ma vue n’assure plus qu’un vague filet de secours, sans grande utilité, de temps en temps, je frotte, dans une tentative un peu vaine et désespérée, le briquet déjà de plus en plus récalcitrant, mal en point ; tout à l’heure un chat me suivait en geignant, j’ai senti qu’il se collait à mes jambes mais je ne suis à cet instant nullement réceptif à ces manifestations d’affection ; malgré le froid de la demi-saison, je sens la sueur couler le long du sillon d’entre mes épaules trop étroites, puis le long de ma colonne, et ce mélange froid-chaud-coulant est doublement désagréable, plus rien ne me semble stable autour de moi, comme si j’éprouvais la rotondité de la ville, de la terre, et que je risquais à tout moment de tomber, d’en quitter le bord, de disparaître, et je crois que je n’oserais même pas crier, tant ma situation me paraît misérable, j’ignore ce qui m’a pris de quitter les autres, de vouloir faire le malin, je pensais leur faire une blague, leur faire peur, mais à qui d’autre qu’à moi pouvais-je faire peur, mes appels sont trop frileux, je ne trouve plus l’hôtel, je frissonne dans ce quartier perdu, tout à l’heure une fenêtre allumée, que je voyais de loin, et vers laquelle je me dirigeais, s’est éteinte à mon approche, et j’ai senti que quelqu’un m’observait, comme si c’est moi qui était louche, ou suspect, je préfère ne pas interpréter les sons de portes, trop sourds, ou bien sont-ce des pas, qui s’approchent et s’éloignent, je ne distingue plus le vent d’un diable enragé qui me souffle sur la joue, jouant encore seulement à me menacer ; et je pense soudain à ma chambre, à sa douce familiarité, et l’effroi de ne plus jamais retrouver rien de connu me saisit, alors je m’arrête, pris de vertige, m’attrapant le visage pour essayer de me reconnaître, malgré tout, par ce simple tâtonnement, dans le noir étendu partout.


Proposition 4, compter jusqu’à cinq (rêves)


1, sur un vélo qui avance sans effort, et puis visant mal lui ou moi, un oiseau qui volait trop bas me frôle le bras de ses ailes et me déséquilibre, et à la faveur de ce contact, nous échangeons nos rôles, 2, dans un appartement, le torse nu, allongé au sol sur le ventre de tout mon long, en train de manger par terre, et une fille que j’avais remarqué et qui me plaisait me dit « tu manges comme un sauvage ! », 3, avec la femme qui figure sur le tableau au-dessus de mon lit, je ne vois pas son visage, mais nous nous embrassons, je suis tout entier dans sa bouche, je sens et vois son corps, presque intégralement, contre moi, avec les mouvements que fait la peau lorsqu’elle bouge un peu, 4, dans sa chambre en son absence ; je joue avec des figurines qui, de la manière dont je les agence, remplissent la fonction d’un message, 5, un bus me dépose quelque part, mais ce n’est pas où je voulais aller, je ne sais pas où je suis, le bus repart dans un nuage de sable, un couple passe en me disant d’un air entendu « faites attention ! » et s’éloigne rapidement, puis je suis dans une chambre, dans une grande batisse ancienne, et j’envoie un message à une Ninon dont j’ignore tout.


Proposition 5, pour un dictionnaire


MASQUE

Masque. Ce que vous mettez pour sortir de votre chambre. Sauf quand c’est la nuit et que le monde dort. Jour et nuit et sans s’interrompre, il y a ce vent qui fait trembler les ossatures et les charpentes. La meute de chiens ne cesse jamais d’aboyer. On le sait, ce sont de sales bêtes qui vous mangeraient le visage. C’est pourquoi ils sont enfermés dans le grand hangar au fond du jardin. Le masque vous serre trop le visage, vous transpirez. Vous vous effrayez vous-même si vous croisez un miroir. Vous avez ce geste maintenant très précis pour retirer le masque. Il épouse presque trop parfaitement vos traits. Il dissimule habilement vos larmes, étouffe les plaintes trop vives. Quand vous regardez le feu brûler en pleurant en silence, le masque se contracte légèrement sur votre visage sous l’effet de la chaleur, occasionnant la crainte qu’il sera impossible de le retirer. Mais plus tard, dans votre chambre, vous le soulevez enfin. Le soulagement de s’en libérer est à la mesure de l’horreur qu’il révèle. Vous êtes debout, vous posez le masque sur la commode. Vous passez de longues minutes à scruter votre visage, à y chercher quelque trace de ce que vous étiez, ou même une simple preuve d’humanité. Il n’y a pas de mot pour qualifier ce qui vous fait face, et qui est désormais vous. La laideur est intérieure. Personne ne pourrait vous regarder sans votre masque. Où bien sans doute ne dormirait-il plus jamais, incapable d’oublier une seconde ce qu’il aura vu. Vous-même chancelez sur vos jambes. Vous reculez un peu. Le masque, lui, posé sur le meuble, semble calme, apaisé, d’être loin de vos chairs. Il est si lisse, sans marques, sans ravins, sans ces amas innommables. Il a l’aspect tranquille de la cire pétrifiée, et vous vous retrouvez avec la folie de chairs putréfiées. Vous sortez de votre chambre, les nuits d’insomnie, sans lui, sans le masque. La maison repose, et ses habitants. Vous marchez dans les couloirs, excitant quelques ombres. Votre pas si léger, la mousseline de votre chemise de nuit qui se soulève et fait des figures blanches sur les arêtes des murs. Seuls vos yeux ont encore leur dignité originelle. Mais la lueur qui les habite semble possédée, alors que de tout le reste vous êtes dépossédée. Vous souhaitez croiser quelqu’un au détour d’un escalier, pour devenir son pire cauchemar. Mais, après une nuit d’errance et de couloirs, arrive déjà le matin avec sa charge lourde de défaites. Vous regagnez votre chambre pour dormir, en fermant surtout soigneusement la porte à clé. L’épuisement semble apparaître aussi, très légèrement, sur le masque que bientôt vous remettrez. Mais même le sommeil a du mal à s’approcher et à s’emparer de vous, vous laissant dans une boue en laquelle vous aimeriez juste enfouir votre figure.

VISAGE

Masque derrière lequel se trouve un autre masque. Parfois plusieurs couches successives s’alternent ainsi, et permettent de revisiter des temps révolus, des lieux détruits {souille mon visage et tu trouveras le tien}. Rendez-vous de tous les mensonges depuis la nuit des temps, le visage se prête à plusieurs expériences, hypothèses, conjectures {dans une galerie d’art, en pleine nuit, des visages exposés sur le mur parlent entre eux, en fixant un promeneur terrorisé. si une deuxième personne, alertée, se présente, les visages se taisent}. Les faits les plus extrêmes de la destinée humaine ont tous pour centre un visage {« Point de fuite » : on appelle ainsi un visage maléfique qui décide entièrement de la destinée d’une personne, celle-ci l’ignorant pourtant}. Ne jamais s’approcher de trop près sans être sûr de savoir à quel visage on a affaire {jour et nuit, il lui léchait le visage, qui ne cessait de fondre, jusqu’à la taille d’une pièce de monnaie, « face »}. On dit qu’un jour apparaîtra un visage qu’il sera vraiment impossible de regarder, et ce sera l’apocalypse {dans un musée méconnu de la banlieue de Londres se trouve le fameux visage qui avait vu la mort en face. mais sous peine d’être frappé de malédiction, il est interdit de le regarder}. Multiples manières d’utiliser les ouvertures qui sont pratiquées dans le visage {voir la pratique dite : « vissage »}. Tendu d’une substance, la peau, tendre et transperçable {le nez est traversé d’une lame de couteau}. Parfois jusqu’à être presque transparente, la peau, bien que très peu rare, est très recherchée {ne va jamais sans précaution toucher le visage de l’autre, et garde-toi au mieux de toucher le tien}. Car il est très difficile de la retirer sans la détériorer {des cris déchiraient la nuit et plus personne ne dormit jamais vraiment}. La chair du visage quand elle a passé plusieurs jours dans l’eau, entre dans la préparation de nombreuses substances utilisées par les faux-prophètes. Le visage est un objet de transgression à divers titres {« Visage transparent » : phénomène rarissime, le dernier cas signalé a disparu en 1934. C’est un visage dont on peut voir toute la structure osseuse, musculaire, sanguine, en état de vie et de marche}. Les visages que nous préférons oublier, {« Visage altéré » : se dit d’un visage rencontré la nuit et dont il faut absolument se garder de croiser le regard}, ou dont il faut absolument se garder de croiser le regard.


Proposition 6, juste avant, tout juste


Ils avaient modifié la disposition des rayons, une fois encore. Cela ralentissait tout le monde, et le monde était nombreux ce soir-là, on ne savait pas trop pourquoi, comme si tout ce monde était revenu, revenu de vacances, alors que non, ce n’était pas le moment, ou revenu d’on ne savait où, d’une absence sans nom, dont j’ignorais tout. Ma fatigue était immense d’un coup, le changement de saison, je n’avait pas assez mangé, le chariot me pesait une tonne alors qu’il était encore vide. Je n’avais pas assez mangé ces derniers jours, c’était une évidence, jusque dans mes bras. Par pure négligence, oubli de soi, désaffection. Je m’étais jeté vers le supermarché, comme un insecte attiré par la lumière, ne sachant même ce qu’il fait. Je fus choqué par cette lumière, si crue, si vive, du supermarché. Mon regard se voila, dans l’instant où j’entrai dans les allées, sous le regard absent d’une sorte de vigile, dont je ne me souvenais plus la présence. Ce devait être nouveau. Mais oui, oui, il paraissait que les vols se généralisaient en masse. C’était vrai, j’en avais été le témoin à l’occasion. Tous les produits dont j’avais l’habitude avaient changé de place, cela me décourageait. Mais j’avais faim. Je ne pouvais pas faire vite, le chariot, les rayons, je n’avais pas envie d’être là, j’avais faim à force de voir les produits sous mes yeux, dans cette lumière de menace, je sentais mon ventre vorace, seul la présence lourde du vigile m’empêchait d’ouvrir n’importe quel emballage de biscuits et de me jeter dessus, de le dévorer sur place. Je ne regardais même pas le visage des gens que je croisais. Pourquoi la lumière était-elle si forte ? La circulation était rendue difficile, par l’afflux de clients. 
Nous étions enfin tous ensemble, tous ensemble des clients, dans cette occupation essentielle et dérisoire qui nous révélait à nous-mêmes, tels que nous étions. La plupart allaient par deux, je me sentais bizarre d’être seul. Ils me faisaient l’effet d’automates, et constatant cela, je partis d’un éclat de rire incontrôlable, humain, pathétique. Mais personne ne me regardait, personne n’y faisait plus attention, ils se saisissaient tous de paquets de carton qui, en cognant contre le métal des chariots, faisaient tous le même bruit d’un enfer à bas prix.

la fiction naît d’une brèche dans un mur


2015-0514_04022Sortant d’un train, dévalant le quai les yeux baissés, juste devant moi je reconnais brutalement quelqu’un à ses mollets. J’allais lui rentrer dedans. Tout moi d’identifier les gens à des détails curieux. J’ai un talent certain et éprouvé pour reconnaître les gens de dos, notamment. Je décélère pour ne pas me faire voir. Elle est d’une autre ville. Je ne veux pas qu’elle me désanonyme, qu’elle me parle, qu’elle brise ce silence tout neuf. Être plus lent pendant quelques minutes. La gare devient accueillante. Tout dépend à quelle hauteur se pose le regard. On est à la fois dehans et dedors et plein de bruits sans paroles. Il y a mille endroits, partout, pour se cacher. Cela, nous le savons.

La fiction naît d’une brèche dans un mur.
(c’était en voyant un Fritz Lang et ça revient à l’instant)

Le soir, Sils Maria. Extrême pauvreté d’un film plein de fric. Mais sans aucune idée. Sujet rebattu cent fois et traité sans aucune saillie. C’est bête mais boursouflé de prétention. J’essaie d’imaginer de jeunes gens exaltés par Sils-Maria mais non, impossible. D’ailleurs le personnage le plus intéressant abandonne le film à un quart de la fin. On s’ennuie donc encore plus. Mais surtout, ça tend à n’être qu’un film de « standing ». Ce qui est très désagréable comme sensation.
Tout s’échappe de ça, de ce film, ce qui est, in extremis, plutôt réjouissant. Impression qu’il ne reste que des symptômes, à la place de personnages ou de fantômes.

Mais sous mes yeux à travers la rue noire, des fenêtres impassibles, dénuées d’intention, rétablissent bien vite une certaine opacité de la fiction.