— quelques notes à propos de La Sapienza, un film d’Eugène Green.
Je ne veux plus que ces films, les seuls d’ailleurs que j’ai jamais aimés :
ces films qui n’imitent pas la réalité, qui ne tentent pas de la montrer « telle quelle est » [1].
Dans les films que j’aime, la réalité, c’est le cinéma, et c’est Tout.
La Sapienza. C’est seulement ainsi que je suis transporté loin de toute imitation.
Dans le plus grand calme. Le film étend sa paume de lenteur sur mon visage, avance dans une radicalité calme et sûre.
Le premier événement, ce sont les voix. Quelles nues…! Nous sommes certains qu’elles ne mentiront jamais. Au contraire, elles sont limpides. D’ailleurs le début du film est un chant, et durant le film, c’est encore un chant, à peine suspendu, un chant d’allongé aux modulations discrètes, un chant qui peu à peu s’adresse.
Les voix des quatre personnages étendent leurs lignes sans empiéter sur celles des autres. Ainsi commencent ces intrigues de singularité. Mais elles finissent par déborder de leur propre cours. Elles se parlent, se rencontrent, en mille inflexions, tâtonnements, courbes, tentant de s’accorder, de créer un système vivant. De s’accorder dans l’organisme vivant et mobile du film.
Au départ, pourtant, les voix sont très disjointes, alourdies d’une tristesse profonde et mate qui semble prendre racine à mille lieux de sous les paroles. Embourbées, médusées, voix dans le brouillard de plaintes innommées. Elles peinent à troubler même le silence qui domine certains plans. Mais comment, verres de vin qui vous entrechoquez, pourquoi restez-vous ainsi silencieux !? L’un en face de l’autre, assis à la table du dîner, ils n’entendent même plus les bruits élémentaires. Et même la tristesse qu’on lit dans les yeux d’Alienor, ou de son mari, même cette tristesse est sèche, sans larmes, sans effusion. Leurs phrases prononcées ne comportent que du sens, du message, de l’information. J’ai rarement vu un tel désarroi sur des visages de cinéma, ou alors, c’était dans le cinéma muet. Ces expressions d’abîmes qu’on a peur de trop mal comprendre, et qu’on comprend trop bien. Oui, cela remonte aussi loin, Alexandre et Alienor ont les visages muets d’effroi et d’épouvante du cinéma dénué encore de paroles, mais eux sont, de plus, longtemps privés de la possibilité de s’entendre. Il leur faudra redonder, à la grâce du jeune couple constitué d’un frère et d’une sœur qui va percer et faire s’épancher le couple plus âgé .
Il semble que la tristesse sans objet est la pire, car elle n’a pas où buter, rien à quoi se cogner. Elle ne peut que tourner en rond autour d’elle-même, sombre inverse du jeu du chat qui s’attrape la queue.
Mais il existe un autre mouvement : celui de ne pas vouloir saisir (que) pour soi.
Je suis toujours frappé comme dans la plupart des films, il ne s’agit que de prendre, de se battre, d’être dressés les uns contre les autres ; c’est le régime majoritaire. Cela saute aux yeux, à force de voir dans les films des corps combattants.
Or ici, on préfère « marcher de nuit pour regarder des architectures ».
C’est la plus belle définition du cinéma, avant la prochaine, c’est-à-dire avant le prochain beau film, qui lui-même m’en donnera une autre.
Il s’agit donc ici de se lever « d’une nuit », quelle qu’elle soit, et de marcher dans une autre, d’aller et de regarder. Aller vers des formes.
L’harmonie est un idéal auquel on se mesure, dont on se défait progressivement, et, peut-être, qu’on retrouve, soudain, dans l’imprévu. C’est ainsi qu’imperceptiblement, le tout se met à vibrer, discrètement mais distinctement et avec ténacité. Tenacité des formes. Ces ellipses vers lesquelles les regards se dirigent, attentifs, aux sommets des églises et de monuments. Les différents mouvements de formes que nous suivons-là, du regard, ne sont pourtant pas fermés ; paradoxe des ellipses, non closes d’être regardées. Discussion sur les ellipses : le meilleur chemin pour penser ?
Je me laisse prendre dans ce rythme qui n’est nullement une lenteur. Plutôt de cette sorte d’hypnose familière et trop rare, qui vous guide sans vous soumettre. Pendant la projection, ainsi, plusieurs fois, j’ai l’impression de me « réveiller », ou plutôt de me retrouver encore plus éveillé que l’instant d’avant, et d’arriver dans le film. Je ne sais pas d’où je viens, ni où je vais. Et ainsi de suite, comme si j’occupais des espaces qui s’emboîtent. Je passe mon temps de projection à m’y réveiller, révéler, d’une scène à l’autre, d’une phrase ou d’un détail à un autre. Je suis dans le film comme au bord d’un sourire qui n’a pas encore apparu mais qu’on pressent. Cette hypnose me tient dans un état d’extra-lucidité qui précède la pensée, dans l’intuition (tant de films pourtant m’endorment, je les regarde yeux fermés, et c’est encore de trop). Les motifs se succèdent. On ne sait plus qui aime qui. On brave des amours interdites, et on trouve à les réaliser quand même. Il suffira de donner un nom, de se préoccuper, d’alléger la peine de l’autre, pour que la sienne s’envole. C’est ce qui se passe sur l’écran, devant nos yeux. Tout part de l’invisible et se matérialise, devient visible, c’est l’art du cinéaste. Et j’aime que le film me rappelle, de loin, qu’il peut être un art très technique et tout autant se faire oublier. La précision du film est discrète, elle est pourtant toute sa force.
Tout comme l’espace, la sensation aussi est un creux qui se vide et se remplit.
[1] (Le réalisme est une hygiène souvent détestable, infantile.)