dans la file d’attente


Il y a la poésie. et il y a la technique. Je les vois, toutes les deux, se toisant, parfois se rapprochant. Des ondes sont perceptibles entre elles. À la pharmacie tout est trop lent. J’attends, je détaille l’innombrable. L’innombrable catalogue des remèdes en étalage. On passe à la caisse l’un après l’autre, la déesse confidentialité est respectée. La déesse gravité aussi, on parle généralement un ton plus bas qu’ailleurs. Chacun achète une solution provisoire à une question d’existence concrète, de subsistance.
Derrière moi, il y a deux femmes âgées qui parlent de leurs onguents, crèmes, breuvages, comme elles le feraient de confitures, du bout des lèvres qui tremblent un peu, parce que c’est bon, parce que ça colle. Mais elles ont entendu hier soir à la télévision que « les gels douches étaient pour la plupart nocifs ». On sent une inquiétude. Je pense à la fascination, enfant, pour ces corps, évoqués à la télé, dont le cœur était monté à l’envers, c’est-à-dire à droite. Sans en être conscient je m’émerveillais de l’extraordinaire, de la rareté. Invisible, qui plus est. En avais-je croisé, de ces êtres ? Est-ce que cela se voit à l’extérieur, sur le visage, le bizarre intérieur ? Je repense à Freaks, que je n’ai pas revu depuis trop longtemps. Probablement un des films les plus fous jamais réalisés (et je pense à cette poignée de choses devenues si importantes de les avoir vues trop tôt). La fascination pour ces corps hors-norme, dont on s’effraie, dont on s’éprend. Est-ce cela, aimer. S’imaginer leur présence réelle, les toucher, être touché. Une sorte de dépassement. À l’œuvre dans tout le film, si je me souviens. Il ne s’agit pas toujours de souffrir ou de soigner, il y a autre chose. Parfois la patience, parfois l’impatience. Parfois se rapprochant. Il y a l’innocence des monstres, il y a des monstres d’innocence ; il y a la mâchoire du banal qui toujours te broie. Mais voilà que les commandes de médicaments l’une après l’autre descendent jusqu’aux caisses par des petits toboggans, actionnés par des êtres invisibles dans les étages.

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