vanité


Il paraît que je ne peux plus écrire une phrase entière. Comment ça il paraît, je ne sais pas, c’est une sensation, une crainte, criante. Je ne sais pas qui m’a instillé ça dans le cerveau, mais un matin j’avais cette pensée à l’esprit. Depuis je n’ose pas m’asseoir à mon bureau, j’évite de croiser le regard de mon ordinateur. Je sais très bien ce qu’il pense, que je me défile, et il a raison. Dans ma tête je n’ai que des parcelles de location, des demi-teintes, des écroulements.
Il n’y a personne pour me distraire, personne ne me téléphone. J’écoute des disques les uns derrière les autres, il n’y a même rien à faire, la musique ne s’arrête jamais. Je répète les mêmes gestes mais j’aimerais des gestes nouveaux. Par la fenêtre rien. Les gens sont en vacances. En vie quelque part ailleurs. Malgré les sirènes diverses qui continuent de passer sous ma fenêtre. Je remplis mon temps d’évitement. Mais depuis ce fameux matin je n’ai plus essayé de taper des lignes, et je sens que quelque chose se perd, s’enfonce, que sais-je, m’encrasse. Des portions, des quarts de phrases qui se télescopent en silence, en se regardant derrière les vitres d’un bus. Mon bras s’engourdit d’une fièvre à rebours. Je saisis mon téléphone, dans la tentation d’appeler quelqu’un. Mais je sais que je ne ferais que déranger, ce que je préfère éviter. Pour conserver l’espoir que ce ne soit pas le cas. Alors j’y joue plutôt à un jeu métaphysique, ou je lis les gens se parler et s’insulter et se mépriser ici et là.
Depuis le sommeil j’entends parfois une sorte d’appel, d’appel d’air, venu je ne sais d’où. L’intérieur de quelque chose ou de quelqu’un qui se communique à moi par mon ventre. Ou bien d’un autre appartement vide, à mon appartement presque vide si ce n’est moi. Cet appel me réveille faiblement, mais trop faiblement et mon corps n’est alors pas suffisamment entraîné vers le conscient, et retombe dans l’éther. Il en reste un goût que j’ai appris à reconnaître une fois que je suis réveillé, plutôt un arrière-goût de fatigue, de mensonge poivré. Un air de chez soi chassé. Assis au bord du lit comme tous les cons, les mangeurs de tomate, les décideurs de rien.
Alors je me fais expulser de ma tête. Je n’ai qu’à m’asseoir et à me laisser aller vers l’arrière, bien calé au fond du fauteuil. Une amplification du silence me branche à un dieu quelconque qui passe par là. Je deviens un manteau prêté sur gages, une vanité d’occasion, un courage d’emprunt.

fugue


Dans je ne sais quel moment d’égarement, j’avais dit ok, que je parlerai de moi. Et puis j’avais oublié.
Et au réveil, je reçois un message, me signalant qu’on m’attendrait, ce jour-même, pour treize heures, à tel endroit de la ville. Je regardai ma montre, il était midi et quart, j’avais à peine pris un café, m’étais levé tard, je ne savais pas quoi faire, j’étais surtout sérieusement tenté de foncer à la gare prendre le premier train pour m’enfuir.
Mais en buvant mon café à la fenêtre j’avais remarqué qu’une voiture m’attendait déjà en bas de chez moi, pour me conduire à la conférence où je devrai prendre la parole. Je transpirais. Anyway, anytime ; je me mis à parler très mal anglais devant le miroir de ma salle de bain. Je me coupai en me rasant, mais pas suffisamment. Je commençai, presque malgré moi, à me considérer. À me demander ce que je pourrai bien dire sur moi. J’avais l’option de me couvrir de ridicule, ou encore, ce qui revenait au même, l’idée de m’écrire un long discours sur toute la surface du corps et puis de leur lire, voire de me laisser lire par eux, centaines d’yeux m’agaçant, mais le temps me manquait, sans parler de l’esprit.
J’allais me retrouver muet devant deux ou trois cent personnes, muet comme un tableau. Je pourrai peut-être réciter quelque chose, un poème, une table de multiplication, mais ça ne tenait pas, les tables, ou la poésie, c’est bon pour les gens patients, pour les joueur de ping-pong, moi j’étais juste un bricoleur du dimanche sans outils. Je n’avais strictement rien à dire, et encore moins sur moi. De toute façon, ces gens-là ne me connaissaient pas, alors quel intérêt y trouveraient-ils, qu’est-ce que j’aurais bien pu leur dire sur un type dont ils se foutaient bien ? Inventer de toutes pièces un récit insensé ?
J’aurai peut-être une idée dans la voiture, la belle conduite intérieure noire qui m’attendait. Après tout, j’étais peut-être quelqu’un d’important, sans le savoir. Qui sait ? Qui sait, si ce n’est moi. C’est bien moi, que tout le monde attend, dans cette salle de l’autre côté de la ville, après tout. Ces gens-là ont une certaine expertise de la parole, ils passent leur temps à s’écouter parler. Rien n’interdit de penser que… Je ne suis pas seulement l’abonné absent, ou l’homme de la rue. Je prends des décisions, je choisis des yaourts au supermarché, ce qui n’est pas une mince affaire. Même sans opinion, je sais m’imposer. Voilà de quoi, peut-être, je pourrais leur parler.
Mais je transpire trop, je risque de trop briller sous les néons, cette pensée me paralyse.

Me voilà dans la voiture, le chauffeur est très aimable. Pourtant, il y a une certaine tension dans l’habitacle. Je me demande si ce n’est pas du sang, cette tache sur la banquette à côté de moi. Je repense au bref déclic du verrouillage des portières. Je lui demande si le trajet est long, il me parle d’une petite demi-heure.
On glisse sur les sujets divers, je l’écoute me raconter sa vie, ça me change les idées, il y a des similitudes avec la mienne, peut-être même avec celles de tout un tas d’autres gens. Il ne se fait pas prier. D’ailleurs quand je suis entré dans la voiture, l’histoire était déjà commencée, il parlait déjà, j’avais pris sa vie et la phrase en cours de route, j’avais bien sûr encore manqué le début. Je consigne quelques notes discrètes, pour retenir ce qu’il me dit, et pour m’en servir. Il a un certain talent, je pense qu’il invente pour un tiers, mais que le reste est vrai. Je lui demande, brusquement, ça ne vous dirait pas de raconter ça, devant des gens qui seraient là pour vous écouter, et puis en face de vous, les yeux dans les yeux, pas toujours dans votre dos?
Il se tourne, surpris, la voiture a fait une embardée, il me regarde, réprime un sourire satisfait, je sens qu’il est tenté. On voit ça dans les yeux, la fleur de l’esprit flatté éclot en une seconde.
On s’arrête dans une impasse pour échanger deux trois tuyaux et réparties. Je le dépose devant la salle de conférence. Je découvre que je sais encore bien conduire, je prends la route avec une assurance nouvelle, content de garder le silence, avec dans la boîte à gants de mon crâne, toutes les cartes, toutes les déclarations, les motifs, les haines, les regrets, les excuses et les mensonges, et même un peu de monnaie pour donner le change aux péages.