par un coup d’œil inopiné à la fenêtre, ce jour de fin d’août, doucement apocalyptique, cérébral, très humide mais non terne, j’ai vue. une fenêtre que je ne connais pas. à une distance d’environ cent mètres de rue tendue, un jeu de corde invisible. rue encore calme de l’été pluvieux. heure du soir à l’approche où tout est encore possible. cette fenêtre, ouverte, allumée, lointaine, j’y vois cette lumière ambrée d’intérieur, qui m’attire toujours l’œil, à faire voir toujours plus loin que ce qu’il y a à voir. une sorte de vision, intérieure, qui fend le temps, qui ouvre des portes le plus souvent dérobées, fondues dans le décor, dans les murs, où des cris d’oiseaux sont étouffés.
je la vois de trois-quarts elle, je la vois par le front, par une vision désaxée. elle célèbre en silence un je ne sais quoi que je devine à l’épaule. être le temps, oui, être devin des murmures. je ne vois rien que cette épaule en descente, épaule un peu affaissée, et le bras qui lui répond, bougeant à peine.
femme assise devant son miroir à songer. je distingue, derrière une petite balle laiteuse de coton qui reste tenue en l’air, tenue négligemment, un visage en reflet. à peine. le soir tombant rend la vision légèrement plus aiguë, l’œil peut courir directement à sa cible sans se perdre en route, selon une trajectoire de flèche, de main dans le sac. cela me semble se passer très loin et magnétique, une sorte d’enclave, un cyclone. mais je peux percevoir ce regard qui reste crypté, suspendu, horizontal. dépourvu d’humeurs, mais songeur à l’excès. c’est-à-dire d’une songerie sans objet, qui est juste un ralentissement maximal, perfectionné. qui fige le regardeur que je suis. il y a comme un duel de lenteur. elle ne peut pas me voir. cette main suspendue a tout oublié. la position assise du corps n’est pas tout à fait confortable, plutôt désarticulée, position d’oubli également, plutôt que d’abandon. c’est une sorte de scène de cabaret, une loge, fermée aux regards. seuls ceux passant par la fenêtre. elle tient le beau en respect, la grâce à distance.
et puis le poignet se casse selon une ligne, la balle de coton chute hors de la vue. s’anime la figure. la femme au miroir se saisit avec autorité d’un pinceau, maquille. c’est un lent travail, précis, où le hasard est brusqué, puis façonné par courbes concentriques, comme on représente le relief sur les cartes. elle semble suivre un ordre dont les gestes ne sont que des révélateurs. les mouvements s’affinent, elle ne se maquille plus mais peint véritablement un autoportrait par-dessus son propre visage. mais avec une manière de pourrir la chair méticuleusement, son propre regard, de le gâter par couches de lumières et de poudres, de fards à paupières. le bras bouge régulièrement comme une bielle. pendant que je souffre en silence de ma propre sidération, les couches s’épaississent et s’accumulent sur le visage que mon immobilité permet de mieux fixer. De ce que je peux en percevoir, elle a complètement disparu sous son autoportrait de poudres.
mais c’est pourtant bien elle, je la reconnais soudainement : soulevant une jupe de tissu comme si c’était un rideau mélodramatique, elle m’a déjà montré sur le boulevard sa cuisse gonflée de liqueur, me toisant de son regard griffure.
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faits et défaits de décembre
quelques faits, sans importance, mais que j’ai pourtant prélevés, un peu arbitrairement.
des preuves à soi-même, mécanique gratuite. parfois ce qui reste, c’est l’accessoire ; et c’est quand on s’éloigne que l’ombre grandit.
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après-midi où j’observe quelqu’un installer une gouttière en acier pour mieux conduire la pluie dans la vraie gouttière (mais déjà la pluie rit sous cape). je pense au couvreur-zingueur, et à ceux qui marchent sur les toits et qui font rêver les écoliers. la ville leur appartient, là-haut, l’heure n’existe pas. il y a des angles qu’on enjambe et la ville est une forme qui toujours nous échappe. je voudrais, je le fais, me déplacer mentalement pour absorber mieux la grande toile, toucher toutes les matières, les regrets de la pierre ; déplacements en ouvre-boîte, en association libre d’idées irmavepées.
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70 est le plus petit « nombre étrange » ; certains énoncés vous dispensent du besoin d’en savoir davantage [1] tant tout est déjà parfait dans leurs formulations. scénarios de mathématiques policières. enchaînements sans logique apparente.
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le cigare de JLG que j’avais recueilli, étudiant, dans le cendrier d’une brasserie, matière et pensées qui venaient en même temps de se consumer, que je touchai de la main, encore tiède, que j’emportai avec moi comme un animal vivant encore dans ma paume.
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souvenir de l’attente d’un gymnaste en mangeant des pâtisseries en silence l’endroit n’existe plus.
je regardais chaque objet du décor comme un objet de désir, comme si j’allais m’y enchâsser, et les murs étaient remplis de signes.
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je ne sais plus trop où me situer sur ce qu’on appelle « tard » ;
un mot résumait bien la situation, mais je l’ai oublié,
un réseau de silence de très haute qualité.
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« — vous avez fait des études d’art?
— non, mais je connais très bien leur tableau : il était accroché près du téléphone. »
(Helmut Berger, Gruppo di famiglia in un interno)
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la nuit, j’aimais me logger en même temps qu’elle
on ne se disait rien, mais on était connectés en même temps.
je me souviens de ses bottines au cuir taillé en V de manière à ce qu’on puisse voir ses chevilles,
à l’endroit précis où saille cet os dont j’ignore le nom.
langage discret des chevilles où parfois les choses se décident.
je sais exactement détailler sa tenue, mais je suis incapable de dire la couleur de ses yeux ;
c’est un détail qui m’échappe, sauf s’il brille d’un bref éclat dans le noir complet d’une chambre
« ce serait drôle de se croiser par hasard et de s’embrasser » (sms, insolent, somnolent)
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parfois, essayer des choses, tenter ces « fonctionnalités bizarres » que probablement personne n’utilise, à moins qu’elles soient justement inventées pour que quelques rares personnes, désœuvrées, entrent en contact, au gré de leurs tentatives hasardeuses. des collisions de portiers de nuit.
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« 2014 : une année sentimentalement cataclysmique à Hollywood. »
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et Juliett, pendant deux ou trois jours non-stop, égrène sa partie de pokémon, du soir jusqu’au matin. mélange de noms étranges de créatures, de mythe et de pop auquel je ne comprends rien mais que je trouve fascinant. ce sont mille bris de mots qu’elle jette sur internet, en temps réel, et qui accompagnent, devancent, commentent sa partie, ses hésitations, en rarement plus de trois ou quatre termes obscurs à la fois, en direct de ses tâtonnements.
il me semble d’ailleurs que souvent elle invente un régime d’expression tout à fait spécial, hors norme ; parfois presque insupportable, brouillé, sans pudeur ni censure, mais passionnant, stupéfiant, comme si l’on assistait aux énonciations convulsives d’un cerveau ouvert, à l’air libre.
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il y a dans la rue, quelque part dans un immeuble en face, quelqu’un qui regarde à travers l’obscurité vers ma fenêtre allumée, et qui se demande qui je suis, et qui grâce à moi se sent moins seul. il se tient debout, songeant qu’il devrait se coucher, mais se disant que ça ne servirait à rien et qu’il est mieux ainsi à sentir les secondes en rafales lui refroidir la nuque, déshabillant l’existence. un courant d’air un peu trop fort l’éteindrait comme une bougie qu’on souffle, il vacille d’ailleurs un peu parmi ses souvenirs qu’il retraverse comme un long couloir vide.
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à chaque fois qu’il se couche c’est comme s’il se préparait à un long voyage.
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— et se pose délicatement sur mon visage le souci de transparence —
[1] mais si l’envie venait de tester ses propres limites, il y a les belles formulations de Wikipedia :
Un nombre étrange est, en mathématiques, un entier naturel n qui est abondant mais non semi-parfait.
Le plus petit nombre étrange est 70.
Les premiers nombres étranges sont 70, 836, 4030, 5830, 7192, 7912, 9272, 10430…
Il a été montré qu’une infinité de nombres étranges existe.
En 2012, aucun nombre étrange impair n’a encore été découvert.
S’il en existe, ils doivent être plus grands que 232 ≈ 4 × 1093.