La Fin de la Nuit


Le corps est creusé, la gare est déserte. Haleines, perte, loups. Tasses encore vides. Je sue et me retourne. Je n’ai pas dormi ; hier, je ne sais plus ce que c’est. J’ai oublié. Syndrome, yeux bandés ; l’imparfait. Je me souviens d’un immeuble, pas très sain. Où j’ai vécu une existence. Je viens de passer devant. C’est un grand instrument de douleur symphonique. Dedans, c’était tout un jus de cuisson, des taches de vie. Je sens mon âge dans tout le corps, les échos qui s’y font. Essoragé. Boîte à œufs crevés, des pièces désormais vides — je n’attends plus jamais de visites. Où sont les gens qui étaient là-dedans et avec lesquels nous tournions en rond ? Eh, je ne suis pas si vieux. Un peu de vent me passe entre les côtes à cette pensée, fragile, et me porte quelques poussières à l’œil. Je reconnais la musique, je m’éloigne un peu. Je pense à un séjour : faire un séjour — quelque part : quelques jours à la mer. À quoi bon. L’air. L’haleine, le large, ce qu’il y a dans les vagues, qui vous frappe. Pleines tasses. Il faudrait me vider le corps, et le remplir de nouveau. Et ces restaurants de bords de mer. J’ai oublié aussi ; c’est quoi, bon ? C’est oublier, peut-être. Trop habitué à mâcher le médiocre. Dans ma tête, un monde fait d’avants. Il y avait un casino. Je rôdais, je fumais dans ces cabines réservées aux fumeurs. On s’y regardait sans rien dire, avec les inconnus présents ; nous, les grands transparents. Mes yeux pleuraient la fumée, j’entendais au loin cette musique internationale qui ne fait qu’accentuer la tristesse, la serre entre ses poings. Je perdais toute foi en l’homme, aux grandes tables de jeux, dans le blink des pièces qui chutaient. Je ne voulais pas dormir. Je regardais ; une femme seule qui perdait trop d’argent ; je l’attendais, je l’abordais. Elle avait des cartes à jouer cachées dans ses vêtements. On prenait un verre sur ses lèvres. Il n’y avait pas d’heures aux poignets, c’est ce dont je me souviens. Nous allions dans une chambre du vieil hôtel décati, avec elle et son décor d’il y a trente ans. On replongeait dans une nostalgie qui emplissait nos poumons, en sacrifiant nos dignités. Je regardais se pétrifier la lumière issue d’appliques en plastique fumé, happé par le phénomène, pendant qu’elle m’écrasait. Il y avait toujours autre chose qui retenait mon attention. Je me déconcentrais, tant qu’une lumière ou qu’une île. 
Puis retour au présent qui s’échappe. Parfois, je crois qu’on m’apostrophe, quand je croise quelqu’un, si tard dans la nuit. Non. Un type dialoguait tout seul. C’est assez fréquent. Il règle sa montre pour un rendez-vous d’un autre soir. Sur la jetée, et puis disparaît dans la pluie d’un réverbère. J’ai ma petite dose de misère. Ça se reflète dans les yeux des gens, je ne suis pas si seul, il y a d’autres individus dans les rues. J’erre, fatigué. J’attends sept heures du matin. Pour prendre un café. Au café, je crois à quelque chose de possible. Aux mouvements d’épaules nues, parallèles aux vagues, qui décrocheraient les néons. J’absorbe deux sucres comme un animal cuit. Retour à la ville anthracite. Je n’étais pas parti. Faire ce séjour. Il reste un peu de graisse dans le paquet, pour les faims difficiles. Tout accroche. Je mange le plus lentement possible pour rester le plus longtemps possible ; je recrache, comme un martyr. J’ai oublié le nom du spectacle dans lequel je joue. Je passe devant la galerie d’art, qui reste éclairée à toute heure. Je connaissais le type, je ne comprends plus les tableaux. Séparés par à peu près tout, le visage peint sur le tableau et moi, nous nous regardons. Je ressens de la peine, personne ne me remarque, je peux me défiler. Tout à l’heure j’ai mis une cravate — avais-je quelque chose à fêter ? Je fais les quatre-cents pas dans le hall de la gare, mais plus aucun train ne part de ce soir. Chanson américaine. J’attends un peu, des fois que. Se trouble l’atmosphère. Tout est trop net dans la lumière de ces néons absolus. Entre nous trop de lumière — le jour. Entre nous trop d’ombre — la nuit. Je refuse d’obéir. Ce qui suivra. La peine ne grandit plus. À un moment ça s’arrête. C’est à cause de la cage thoracique. L’ombre, plus grande que soi. « Hé ! ». Quelqu’un a dit ça quand je passais. Syllabe très brève mais cinglante, genre le cri du dictionnaire. J’ai sursauté, de tout mon squelette trébuchant. J’ai cru, mais non, reconnaître l’homme qui m’interpelle. Est-ce que oui ou non, je le connais ? Il y a ceux qui nous servent d’amis, revus par hasard sur un trottoir. Si ; je l’aime bien, mais je ne sais plus son nom. On parle un peu et puis il me paie un croissant, dans une de ces boutiques ouvertes la nuit. Dessus la croûte dorée tout un paysage et j’ai envie de rire, et de mordre. Je regarde, je regarde. Il me regarde et regarde. « Mange ! N’attends pas. Croque !, Mords ! ». Je ne peux pas lui payer un café ; or je sais qu’il attend une répartie. J’hésite, lui dire, lui rendre le croissant ? Impossible j’en ai trop envie. La mer, la mer, la grâce, le croissant, un séjour ; pas encore le jour. Tiède. Dans la gare un instant il n’y a plus de musique. Graisse du croissant sur ma peau. « L’ami » attend mon approbation, comme si j’étais un métronome. Mais que faisons-nous donc là. Transitoires, à tourner autour de distributeurs à café. C’est bientôt le matin je reconnais cette fausse note, cette fausseté. Une sorte de meurtre bleu et doux, un œil dissimulé dans une fourrure. C’est une trahison, nous sommes encore vivants. Les panneaux de signalisation ne reflètent plus la lumière, c’est ainsi que je reconnais le jour, cette joie délavée. Il faut que je remonte me cacher avant d’être dévoilé, avant que la lumière zèbre mon visage de mascara. Que ferai-je d’autre. Je resterai chez moi enfermé tout le jour, derrière mes rideaux au rabais. Sans aucune intention, ne me reposant qu’à peine. Rêvant à quelques choses, à des perspectives singulières ; rêvant aux filles et garçons que je n’ose aborder ou aller trouver, que je croise pourtant. Je remarque la teinte de leur peau, leurs joues encore humides, leurs langues, mobiles. Quel effet de frange feraient-elles sur mon épaule, quelles taches de lumière à la peine. Bientôt, j’entendrai les machines nettoyer la rue de toutes leurs forces centrifuges, et de toutes nos larmes de séparés. Et moi ? Une étrange douleur de requiem me serre les poignets comme si j’étais un détenu ; je sens, invisible et sur toute chose, la fin de la nuit, comme un drame dans les coulisses auquel malheureusement j’échappe, continûment ; je sens la rotation de l’existence se creuser et le deuil du sommeil gratter le nerf optique ; si seulement j’étais d’un très lointain couvent, si je pouvais prendre une poignée de sable, et me la jeter au visage… Ce moment de transition est très long, se dilate encore. J’attends qu’étincelle en moi un éclat de l’enfance, un écart à la honte ; comme si d’un coup je pouvais redégringoler le petit muret ancien d’où toute ma vie se dispersait, et jouer entre les feuillages, comme un simple reflet flambant, neuf. Mais vacille sans cesse autour du cou l’inquiétude qui fait des anneaux et des années de lunes mal éclaircies ; je perçois par ondes minimales les fracas de soucoupes dans les salles de café, toute cette agitation pour rien qui ne fait que trembler le monde. Et je m’apprête à pâlir encore, déchiquetant, par le contour, la feuille d’une plante qui se trouve dans ma main, pâlir jusqu’à me fondre, fondre, dans le décor de mes murs.