La nuit est passée et il n’est rien arrivé. J’en garde des lambeaux. Il y a des choses qui disparaissent dans la lumière quand je fixe. Un visage se dégrade si je le regarde. Longtemps, un autre apparaît. Plus vieux, plus fatigué. Ce que ça m’évoque : des restes de miroir, des fragments de dos. Ton baiser sur la vitre. De la saleté au grand jour. Une lumière qui écrase tout. Cela n’a que la forme de la fuite. Le jour qui descend la nuit qui monte. Les phares des voitures dans toute leur durée. Très stéréotypé ; tu souris, tu fumes à la fenêtre. Tu es l’image, je n’ai qu’à la prendre. J’essaie de faire de mes gestes des événements. Devant cette fenêtre, une accumulation, une accumulation de souvenirs qui se succèdent et s’affrontent. J’aimais bien le temps qu’il y faisait, cette brume persistante. Ce silence qui ne se trouve que derrière les vitres. J’aimais bien retirer ta jupe lentement dans ton dos, à la fenêtre. La mise en échec des vertus. Observer les employés du bureau d’en face, toujours assis par rangées de quatre, comme dans une salle de classe. Regarder, allez encore dix minutes. Jusqu’à me fondre au flou du temps. Ou jusqu’à ce qu’il neige. Refroidissant ce café dont je ne sais plus la marque. Le plus lentement possible, dans une formule de jours rares. Consolation du souvenir et des goûts forts. Chaque moment que je traverse provoque une discontinuité d’avec le précédent. Une saute d’image. J’hésite à donner suite. Je me renverse en arrière sur le fauteuil, je remplis mes poumons d’impatience. Quelque chose ne cadre pas tout à fait ; un autre souvenir ; c’est cette allumette consumée sur une assiette en verre. Elle a dû oublier son rôle. Les objets gisent et attendent que des mains les saisissent. Parfois gauches. Prêtes à les briser. Souvent, il n’y a rien à ajouter, mais on ajoute quand même. À l’encombrement. Il y a ceux qui croient au mouvement. Mais qui ne font que tourner en rond. Je considère la journée comme une aventure du regard. Mon rêve s’est enfoncé en tournant dans tes orbites. Telle une capsule, spatiale. Tu me scrutais, tu me voyais arriver au ralenti. Je voyais tes yeux s’agrandir à la mesure et tout englober, tout assombrir. Passage d’arc, sourcils, portique-univers, mascara, tout s’empilait au torse, en dent de diamant. Je ne mets aucun frein. Je me laisse frôler par tes cils. Je sens la fenêtre s’arrondir autour de nos corps en dérive. Cela fait loupe sur nos rêves lucides, nos dialogues. Je produis à ton intention un texte qui s’efface tout seul. Tu essaies de le lire mais l’éponge va plus vite que tes yeux et tu ne peux qu’en saisir des larmes. C’est précisément ce texte que tu lis, que tu as sous les yeux, je te demande de tout oublier. Il n’y a rien eu de décisif, seulement une cascade de gestes libres et maladroits, mélangés aux regards. Ce n’est rien mais c’est tout entre nous. Un décompte d’incertitude qui nous sépare encore des longitudes et des lassitudes. Un pinceau noir qui maquille les désirs au milieu des foules.
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Porcelaine
Je peux passer des heures les yeux mi-clos à frotter l’un contre l’autre deux petits objets de porcelaine. Les ondes sonores de toutes les couches de la matière s’étendent dans l’appartement et parcourent l’espace pour venir se briser dans ma cage thoracique. Deux aiguilles de temps aiguës comme des ailes de rapaces me blessent l’intérieur. Bruit bas où le sens ne compte plus, rendu à son état sauvage. Je produis un mouvement régulier, de faible amplitude, en appuyant bien les deux surfaces que j’ai préalablement choisies. La matière est prête à se casser contre mon âme. C’est un travail de volupté assidue, de lente haleine. Objets fragiles entre mes doigts, je fais osciller leurs courbes l’une contre l’autre, usant imperceptiblement de fines particules de cette poudre invisible qui se répand dans l’atmosphère et dans mes poumons, et progressivement, je me défais. La plainte de la céramique que mes doigts semblent réveiller se diffuse, le battement de la porcelaine remplace le battement de mon cœur. J’extériorise ma vie, dans cette sexualité d’argile dure, plus cruelle que tout par son apparente douceur. Je n’entends plus rien que le moteur précis qui conduit cette machine de jamais-vu. Où que je sois et quelle que soit l’heure, le bruit recouvre tout, il recouvre les plaies d’une couleur nouvelle où je tombe. Dans ma main, ce n’est plus une tasse avec pour motif un branchage roux de nudité, c’est le bol-sein glacé d’une belle indifférente qui m’a donné rendez-vous au sans visage. Je reste grave et de la même lignée que ces masques sourds qui ont mille ans. Que les yeux automatiques des poupées. J’humecte de la langue la surface laiteuse de l’objet. La porcelaine se met à briller. C’est un assouvissement. Je passe en mode étanche. Les boucles tournent en moi en s’altérant à allure rapide et je ne suis plus que pensées détériorées, effilochées. Dans le cercle de lumière qui n’accroche rien, je vois néanmoins les pas de loup, les fermoirs de nos années-frange. Le vague souvenir de l’épaisseur de ton feuillage remonte, son goût de sucre artificiel. Mon saxe se durcit. Enfant déjà je faisais grincer mes dents contre les parois translucides d’une tasse ancienne jusqu’à emporter dans ma salive un morceau de terre cuite, le mâchant en secret et délicieusement, allant reposer ensuite la tasse finement amochée, allégée d’une infime parcelle. À chaque fois j’y revenais et la tasse se détruisait lentement. Journées de couleurs pâles où j’allais chuchotant explorer l’escalier et y abriter mes vertiges. Plus tard ce furent les fausses dents de femmes plus âgées que moi, que j’aimais sucer à même la bouche, révélées par de trop courts sourires. Mais les gens sont trop effrayants quand ils sourient, toujours à l’ombre des dépits. Le soir comme on dit tombe. Je reste de marbre. Je sens quelque chose sous la peau, comme un chevauchement des registres, je sens tout mon attirail de mensonges qui tremblote au rythme des frottements. Ce n’est pas encore la nuit, mais elle s’annonce pourtant comme un asservissement. Ma transe fragile s’interrompt. Minimal baroque aux yeux clos j’écarte les branches du palmier négatif qui me serre la gorge. Les feuilles du végétal moribond se balancent dans le vent. Un vent qui date comme ces étoiles mortes. Qui chante tout à la fois l’absence et la dévoration, musée étrange et pour personne.
NEON
« ainsi donc le diamant ne contient aucun des gaz rares, néon, krypton »
on s’ennuie aussi à Paris. ce sont les mêmes gestes de solitude. la lumière est déjà corrompue et se coupe sur mes mains en tombant. on m’a vacciné au désespoir. je dors sur deux matelas médiocres posés l’un sur l’autre d’une paix bien précaire qui cesse dès que j’ai les yeux ouverts. l’habitude en décuple l’amertume. tristes onze heures quand tu ne sais comment occuper le reste de la journée qui pourtant succombera trop vite d’être vide. vivre, n’est-ce que mourir sans s’en rendre compte ? je joue avec un élastique qui se trouve là sur ma table où tout a l’air figé par la peur. de menus détails dans des abîmes de perplexité. j’ai perdu la faculté des observations décisives, et l’espace est ce qui rampe au sol. rien ne ressemble plus à rien. plexus lunaire. l’élastique que j’ai enfilé comme un bracelet me déchire le poignet, me serre et provoque une rougeur qui est celle d’un sang ralenti, condamné. la seule liberté qui reste est celle de mes pensées en désordre. un visage flotte dans mon esprit, c’est-à-dire au milieu de nulle part. j’ai d’abord peine à le reconnaître, garçon fille aux yeux clos. je ne vois pas le corps qui semble flou, matérialisé devant moi en dessous des limites de la perception claire. les yeux s’ouvrent lentement et me fixent, devrais-je dire m’accusent. deux amandes amères et noyées, je les reconnais et mon ventre s’anime un peu ; c’est ainsi que cette figure ruisselante a choisi de me parler. quelqu’un que j’ai connu, croisé, oublié. je cherche à me frotter à l’apparition. peut-être acceptera-t-elle un peu de ma vraie misère comme une fausse monnaie. des os en cascade, elle est très en angles, en paroles de rue. réanimation dans les grands ensembles. nos langues sèchent. tout contre ses cuisses de lumière je ressens de plein fouet l’exceptionnelle faculté de glisser d’une image à l’autre. de brefs rectangles de vérité passent et m’aveuglent. je recherche la présence étrange des cerfs et des néons. mais soudain je sens cette joie inédite d’être vivant. car dans cet état maudit, chaque effet est exacerbé et me fait ressentir des faisceaux d’enthousiasme cabré. mes plaintes sont des chants. je dois tout à cette fatigue de platine, inusable, qui tournoie dans mon cerveau comme un pâle hélicoptère. le sommeil aussi est une lutte, un long spasme. pendant que le jour s’écorce, je sors et la ville n’est qu’une suite de signes indéchiffrables vers lesquels je me précipice. je vais au rythme de quatre fleuves. mais mon remous se pétrifie. je ne me reconnais dans aucun des visages que je croise. j’efface mes traces, mon historique, comme je briserais un miroir. je sais qu’il ne peut rien se passer, mais quand je marche, je reprends un peu d’espoir. les degrés de séparation semblent se rétracter, mon cœur n’est plus ce radiateur froid. une amorce de sentiment, encore faible, un frémissement… mais je le sens qui m’échappe, coulant de la plaie du soir entre mes incisives. les gens se rejoignent pour se parler, je n’y ai plus ma place. je me demande ce qui arrive, ailleurs, pour d’autres. pour la petite fiancée de l’Amérique. ce sanglot que je ravale sera mon seul repas. au moment de me retrouver derrière la fenêtre, toujours cet abattement qui me prend. il suffirait d’être dans un autre appartement, un dimanche soir. en face, près de cette femme qui fait taire les consciences afin qu’elles ne se relèvent plus. élevage de cruauté que je chéris, peu m’importe d’être compris. qu’est-ce donc que ce chaos de mots que j’assemble, un transit qui infiltre une lumière infectée, une nuit de tango pour les aveugles — et je ne voulais pas voir le ciel, qui me le rendait bien.
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Souvenir de la main qui t’a blessé
Nouvelle parue dans la revue Tiers Livre
there isn’t any portrait of Jennie except in my heart
Un homme parle à une femme qui l’a quitté — il se parle à lui-même — et à tout le monde. Il n’y a pas de centre. Il fait un portrait. Il se souvient pour ne plus attendre. Il parle pour ne pas être seulement constitué du silence qui tisse sa toile autour de lui. Il divague dans le vrai. Il monologue, il soliloque. C’est un blues de genre encombré fait de mots qui viennent trop tard. Tout ça un peu dans le désordre comme on a oublié de se démaquiller.
Some other time
Je suis face au reflet que la petite glace de la salle de bain, dans sa lumière un peu atténuée, veut bien me renvoyer. On dirait qu’elle consent tout juste à me prêter mon propre visage. Du coup je me sens un peu tremblant, j’ose à peine bouger. Le miroir semble vouloir se mettre à vibrer, en surface, liquide, comme dans ces films de mystères, de deuxième série, où l’on s’endort après trois-quarts d’heure, après avoir davantage essayé de regarder la fille de la rangée devant que le film lui-même. Vous vous faites mal aux yeux, la pénombre remporte le morceau, et le sommeil seul gardera peut-être une infime trace des films d’épouvante qui étendaient leurs griffes sur vos après-midi. Je ne suis pas réveillé depuis très longtemps, j’ai toujours un peu de mal à me reconnaître, au réveil. Oui, pourquoi les gens sont-ils si scandalisés, se retournant démonstrativement dans la rue à mon passage, ou au contraire m’ignorant à petits coups de parapluie dans les tibias ? Je suis plutôt normal, là, seul face au miroir. Je me ferais presque penser à un tableau, un portrait démodé, plutôt de ceux qu’on laisse dans les greniers, retournés contre les murs. Toute la gueule qui se casse, la gueule, triangulaire, féline, air de rien traînant, en retard pour aller où. Pourtant assez vite une grimace, légère, se dessine. Un peu hésitante, car je ne sais pas trop quelle tête prendre face à moi-même. Je cède face à l’image. Je baisse doucement les yeux vers le reflet de mon épaule que je fais entrer tout juste dans le carré de verre et de sable en face de moi, et ça suffit. À cette heure-ci le reste de mon corps n’existe pas, ou pas encore. Je me tiens là, un demi-corps, comme on dirait « prenez un demi-comprimé pour commencer » (et si ça ne va pas mieux, revenez me voir), ou bien comme on prendrait un demi au comptoir alors que ce n’est pas l’heure, les yeux entrouverts. Vaguement regardant le champ reflété de la chambre derrière moi, vide, vide, vide. Cette chambre ressemble de plus en plus à un carton de déménagement. Après, je ne sais plus bien où regarder, à vrai dire, alors en général je baisse les yeux, je me brosse les dents, je sors de la cuisine.
J’ai parfois la tendre envie de dire « en ces temps-là », ou « je me souviens », de commencer par le début, mais il y a toujours quelque chose qui bloque, qui s’étrangle, qui s’enraye. Le monde me semble parfois étroit comme le boyau d’un ascenseur. Si j’avais du coffre, j’achèterais un instrument à vent, j’apprendrais les notes, quelques-unes au moins, et c’est ainsi que je respirerais. Je cherche les mots-clés, la serrure, la lampe pour éclairer. Souvent, on me demande des faits. Mais les faits, c’est ce que tous les matins tu faisais bouillir et que tu appelais du « vrai », et que tu me lançais à la figure. Au moins, ça me réveillait, je n’avais aucun doute sur la question. Maintenant, il y a tant de jours où je ne suis pas sûr d’être réveillé. Je suis obligé d’allumer la radio, de comparer la date du calendrier avec celle du journal de la veille. J’évite d’allumer le téléviseur, je crois qu’il est hanté. Il m’arrive de demander à quelqu’un, un passant, ou une personne dans un magasin, si je peux toucher son enveloppe (peau de chair fragile et orange). D’ailleurs, c’est à ça que me servent les magasins, j’achète assez peu de choses, j’en ai déjà trop et je ne m’en sers pas. De temps en temps je vais me parfumer chez Monoprix, juste avant la fermeture. Je m’approche alors de quelqu’un, je demande prudemment si je peux entrer en contact. C’est la fin de la journée, ils baissent un peu la garde. En général je choisis le front, qui épouse bien la forme de la paume, c’est un écrin, parfois d’une humidité rafraîchissante. Certains acceptent, bizarrement, on trouve de tout dans le quartier. Ce sont sûrement ceux qui ont le plus envie de se parler, et qui font traîner leurs achats dans les allées. Certains même, je le sens imperceptiblement, adhèrent à la main que je ne vais plus tarder à retirer, ils avancent en même temps pour prolonger le contact avec l’écran de leur front, ils penchent légèrement vers moi, je me fais l’effet d’un médium qui endormirait son sujet. Pendant ces quelques instants, plus aucun sens n’est interdit. Les gens n’ont pas toujours cette mesure qui les sépare des autres. Il arrive que je continue ma promenade avec eux dans le supermarché, en discutant des produits et des objets, c’est très agréable, très plastique. Mais bien vite le magasin ferme, et nous devons nous séparer.
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Sanguines (trois silhouettes). (extrait /2)
(…) Ainsi parmi ces vivants j’avais oublié, morceau par morceau, les segments qui avaient jusqu’alors constitué ma vie, je ne prononçai plus à mi-voix les phrases de ma stupeur, je ne savais toujours pas grand-chose mais j’avais pu arrêter mon regard sur des détails et les nombreuses ramifications qu’ils me proposaient ; j’avais pris un chemin à rebours, guettant ça et là les manifestations du long repli que je m’étais prescrit, recueillant des témoignages qui m’en apprenaient d’autant sur moi-même, apprenant à distinguer les désirs des besoins, et sur les visages les marques de la défiance et ce qu’elles pouvaient cacher. Je suis revenu, je ne sais pas d’où d’ailleurs, ayant peut-être atteint le cœur d’une cible que j’ignore, et mon cheminement me fait l’impression d’avoir voyagé sur les cases d’un échiquier, ayant éprouvé les modes de déplacements des différentes pièces qui le piétinent ; et aujourd’hui encore me reste cette attirance étrange pour les no man’s land, les hommes sans mémoire où aux souvenirs enfouis, pour l’opacité qui enveloppe bien des choses au point de vous faire perdre vos moyens, et pour la translucidité que parfois je parvenais à lui opposer, comme à gratter couches après couches des épaisseurs de porcelaine, jusqu’à pouvoir y distinguer la clarté, les songes derrière des fronts plissés. (…)
ÂmeNoire
Ce texte a été écrit pour ce livre-hommage à Daniel Darc.
Je vois écrit dans mes notes du 28.02.2013 :
« La mort de Daniel Darc.
Âme noire.
M.E.R.D.E. La tristesse.
*In The Flat Field* »
le soleil m’avait réveillé / je suis sorti / et j’ai marché /
j’ai pleuré, beaucoup, ô ma grande surprise, ce jour-là, comme à la roulette si j’avais tout perdu, écorché par la peine, et l’impression qui m’en reste aujourd’hui est que personne ne voulait écouter ma vieille tristesse, elle était explosive, maîtresse, je l’ai laissée me prendre, précise et débordante, j’aurais pu mettre les mots, dire pourquoi, mais je ne voulais pas, je préférais de loin l’ébranlement, c’était comme une redécouverte, une momie qui sort de terre
le deuil soudain de tout ce qu’on ne sera jamais, la mort impossible de ce qu’on a pourtant été
l’évanouissement d’un héros de soie ou d’un dieu sale de soi.
Comme souvent, probablement, j’enjolive ou j’invente, je me raconte des souvenirs, je les écris, je les fabrique de vitesse. Mais, la tristesse, bien solide ce jour, je l’ai mâchée tout seul.
Je suis sorti, je ne sais pas, je n’ai plus de mémoire, et j’ai marché, toute la place était prise, grise, prise sous une lumière figée, les lignes étaient brisées, je crois me souvenir qu’il y avait un soleil d’hiver, qui ne me réchauffait plus, j’ai recomposé une figure, et je l’ai posée sur mon visage, elle ne m’allait plus tout à fait, il y avait une petite veine intérieure, un sillon invisible qui en était absent.
Plus tard, j’ai écouté les disques. J’ai regardé une fois encore sur YouTube ce clip de P.A.R.I.S. que j’adore ; me suis maquillé de Nijinsky cet autre phare ; j’ai soufflé la poussière du 45 tours de Cherchez qui porte de la main Darc mon prénom tracé au marker.
Et puis j’ai écouté, à nouveau, Parce Que. Parce que c’était, c’est, un disque précieux, toujours présent, jaloux. Il ressurgit à certains moments, comme un besoin, une échappée, une balle qui brise une vitre, un rappel des faits, un lynx à rebours qui me saute au visage.
Et il a instantanément rallumé une centrale oubliée, ou disons, en veille, tout un fracas de baleines de parapluie qu’on rouvre et qui vous griffe et vous reconfigure.
J’ai fait quelque chose : j’ai éteint la lumière, ouvert les rideaux, je me suis assis, et j’ai avalé le disque d’un bloc comme un sabre japonais
j’ai reconnu le doux coup de couteau de l’harmonica qui lance la machine, oui je me suis assis dans le noir et j’ai écouté et vu dans mon dos des formes, des visages, se rallumer sur les murs de ma chambre
(là seul las des souvenirs affluent)
alors, symétriquement, comme une autre nuit des années auparavant, j’ai mis un walkman, j’ai ouvert la fenêtre, m’en suis approché et je suis sorti, j’ai juste marché dans les rues en écoutant la musique, la tonalité sourde de l’album résonnant parfaitement dans l’obscurité, j’ai vu que les trottoirs, heureusement, ne changeaient pas, produisant toujours ce beau bruit de miroir mat, et savaient encore me conduire au hasard de détours intranquilles,
et j’ai compris que je marchais dans la ville d’il y a tant d’années, j’avais pris ce passage sons et images, Violently Haunted Signal. La musique est une fleur qui crache.
J’ai pensé à « ces années ». Quand cela me revient, depuis l’autre côté, j’ai l’impression qu’il faisait toujours sombre, que le jour se cachait. Des moments très seul, des après-midi ou des soirées entières sans rien faire d’autre que tourner sur le fauteuil du bureau, longer les murs de la pièce, regarder par la fenêtre, et puis sans transition, la foule dans un appartement, les gais concours de mensonges et de salive, les rêves de corps électriques, les prénoms de filles aux lettres calcinées, et toutes ces promesses d’ambiguïté dans lesquelles on pouvait mieux respirer
(où sont-elles ?).
Mes vêtements avaient changé, j’ai marché ainsi, accompagné à mes côtés d’un visage cher, aux joues pâlement roses, avec lequel on regardait le jour arriver, rosée fade, au-dessus des toits, et ses promesses d’ondes brouillées. Notre duo, de larges parts d’improvisation ; comme on se semait et comme on s’aidait ; nos désirs de travestissement, d’un quotidien exceptionnel ; le jeu avec les modes et les codes, et comme on aimait se chuchoter ce qu’on voulait être. Et toute une fabrique d’amertume et de tourments qui se scellait à la soudure de nos lèvres.
Parfois, on se téléphonait pour lancer en même temps Parce Que chacun de notre côté de la ville, on raccrochait et on l’écoutait chacun chez soi, sûrs d’apprendre ainsi quelque chose sur l’autre sans rien dire, nos pourquoi.
À six heures du matin je suis arrivé dans l’ancien quartier. Tout avait changé, j’arrivais trop tard. Je me suis assis au café (il avait changé de nom et d’aspect), et tu n’es pas venu/e. Je sais que personne ne viendra, mais j’attends. Le disque tourne sans fin dans mes yeux, cela me laisse le temps de rêver aux anges véhéments qui se retrouvaient là, à leur panache sur le seuil, à la lenteur partout de l’amour absent, au trouble causé par deux voix se parlant dans le noir, fading émerveillé
l’album avait silencieusement tout absorbé et me le restituait, les nuits de demi-lune ou de complet dépit.
Ainsi pendant des heures j’ai tenu sur la coulée de miel sauvage de ta respiration
arquant la mienne sur des souvenirs encore drus — et la distorsion de la cassette
mais heureusement,
la machine à lumière tourne sans fin dans la nuit sans jamais se consumer
est-ce déjà trop tard, est-ce encore trop tôt
quand le jour viendra, seras-tu encore là ?
Paris, 27 mai 2014
j’ai cette bizarre tentation de mordre une oreille…
J’ai à nouveau cette bizarre tentation idiote de mordre une oreille. Il y a un monde fou autour de moi, beaucoup de gens en vestes à carreaux, en cravates à pois, en chemises à rayures. Tellement de monde que je ne sais qui choisir. Les gens sont bien habillés et boivent plus que de raison, ils écoutent leurs semblables en attendant patiemment qu’arrive leur tour de raconter leurs petites histoires, leurs meublés. Useless, écho des caresses.
Moi je regarde ces gens qui font plus ou moins bien semblant de s’écouter tour à tour, mais je n’ai personne à qui parler, il y a bien cette femme seule comme moi, à l’autre bout de la pièce, qui me regarde en tenant ses deux jambes bien droites, ses pieds bien parallèles, on dirait qu’elle attend que la colle sèche sous ses chaussures. Mais c’est loin et pour la rejoindre il me faudrait quitter cette place que j’ai près du buffet et des boissons, et je ne m’y suis pas résolu encore. Peut-être m’écouterait-elle, si j’allais la rejoindre, et ensuite, nous pivoterions, ce serait à mon tour de l’écouter, et nous aurions chacun cette petite excitation des maxillaires, quand on parle à quelqu’un en songeant à le dévorer.
En attendant, je perçois les bribes des conversations, et me démange cette idée vorace qui m’est revenue en me saisissant d’un triangle de pain de mie. Il y a les petites oreilles charnues, goûteuses mais qui laissent toujours un peu sur sa faim, les grandes trop maigres, osseuses, et pas faciles à attraper (je ne suis pas très grand)… Et puis, difficile d’être contenté quand on a commencé, il en faut souvent plusieurs sous la langue, tout en se retenant de faire trop de ravages. Je regarde toutes ces oreilles avec de plus en plus d’avidité, mon palais s’humecte et s’anime comme huit pattes d’arachnée, en même temps je perçois toujours l’œil de la femme de l’autre côté de la salle, je pressens qu’elle n’y tient plus et qu’elle va traverser tout le parquet pour venir à ma rencontre, sans doute a-t-elle entendu parler de moi, les gens curieux ont toujours des tas d’informations impossibles, et je sens à son regard qu’elle sait des choses sur moi, ou qu’elle a des choses à dire, peut-être sa pochette de luxe, qu’elle tient serrée contre sa hanche, contient-elle un contrat, des liasses, un enregistreur, une paire de menottes ou autres promesses. Mais elle ne bouge pas encore, elle se découpe seulement, pour l’instant, sur le fond du décor.
Je repère une oreille bien faite, propre, jolie, pas trop loin de moi, je pourrais même envisager de récupérer aussi sec ma place près du buffet, après avoir eu la joie de cette petite morsure dans le lobe charnu, bien découvert, tirant légèrement vers le rose. J’aimerais autant que la femme seule au fond ne remarque pas mon petit manège, je ne sais pas si elle est elle-même familière de cette pratique, encore si peu répandue, même si j’ai bon espoir. Je surveille donc d’un œil l’oreille visée et de l’autre la femme qui ne me quitte pas des yeux. J’aimerais que son attention soit attirée ailleurs pendant quelques secondes, afin de pouvoir tranquillement aller à mon affaire, puis revenir comme si de rien n’était à ma place, et lui faire peut-être enfin signe. Elle est malheureusement trop loin pour que je puisse d’ici voir ses oreilles à elle, dommage, j’aurais savoir, être tenté peut-être. Mais elle ne vient toujours pas, elle remue seulement les sourcils dans ma direction, en forme de flèche creuse.
Je remarque, sur le buffet, à quatre ou cinq mètres de moi, une bouteille un peu trop près du bord. Je commence par soulever légèrement la table, de mon côté, imperceptiblement, pour tenter de la faire tomber et créer une diversion de quelques secondes, les quelques secondes qui me suffiraient à agir. La table est très lourde, je crains de ne pas y arriver, mais il suffit de quelques centimètres. Après un effort suprême, la bouteille tombe. C’est un rouge qui tache, vous imaginez les dégâts. Je me précipite et mords dans l’oreille repérée, je sens le léger goût d’avant le sang, ma langue épouse le pavillon, je ne sais pas ce que j’ai déchiré mais je recule déjà, un peu paniqué par l’envie d’en avoir plus, la personne hurle sur le sol (qui ne l’entend pas), la bouteille fracassée passe pour responsable du sang qui se répand sur le foulard aux motifs de dés jetés irrégulièrement sur la soie.
La femme du fond a compris maintenant le jeu qui s’est joué, ses coudes passent les vitesses et elle fond vers moi.
Elle est étrangère, elle est libre et nue pour quelques heures, après quoi elle devra s’en aller à des rendez-vous d’affaires. Elle passe son bras autour du mien, d’une clé dont j’aurais bien du mal à m’extraire. Et découvre d’un geste la mèche de cheveux qui couvrait son oreille gauche, je ne sais pas si elle veut que je lui parle ou que je la morde ; moi-même j’hésite entre ces deux envies, elle n’attend pas que je me décide et m’entraîne en vitesse dans une petite pièce dérobée. Le temps est précieux et moi j’ai tant de choses à lui raconter !, et ses oreilles sont délicieuses fermes et fondantes.
Mais bientôt j’ai tout dévoré, elle ne peut plus m’entendre qu’à travers les alvéoles de son épiderme, il n’y a plus ni rendez-vous ni suppliques ni tentations, seulement nos regards ternis, son pendentif en or que je fais balancer, et nous restons ici, oubliés, incapables de nous entendre et soudés par l’indifférence, dans le scandale créé par le bruit de nos respirations.