Je me plains (à moi même, à qui d’autre) de ne pas savoir aussi bien qu’E. me décliner, me raconter, m’envisager. Parlant d’elle-même, elle semble danser, glisser sur une pente tout comme elle ne cesse de changer de ville et de sortir du décor. Moi, j’ai l’impression d’avancer avec des béquilles dans une rue dont un lampadaire sur deux est brisé, j’entends juste le verre craquer sous mes pas, j’ai le nez dans la confiture, je ne vois rien, je me cogne à moi-même.
Au bar anglais où nous allons toujours, Hélène nous prépare ses dangereux godmother à l’amaretto fumés-sucrés, dont nous aspirons au début la fine pellicule qui veut bien s’accrocher à l’agitateur de cocktail, comme si nous sucions des sucettes en plastique dur. — Lollipop, comme dit E. Je me demande un instant, en voyant l’usure de l’objet, combien de personnes avant moi l’ont déjà porté à la bouche, petite seconde obsessionnelle et qui me fait rire et paniquer à la fois. Je me demande si E. n’a pas pensé la même chose, car j’ai vu un sourire inexpliqué rôder autour de ses lèvres. Mais évidemment, il y avait sans doute mille autres raisons de sourire, qui toutes nous auront échappées.
La pensée qu’il existe des collectionneurs de ces objets m’anéantit et m’enthousiasme à la fois. Je n’arrive pas à me souvenir quel mot, quelle marque arborait le petit mélangeur en plastique, je suis sûr qu’il aurait une portée ironique qui serait bienvenue.
On parle de nos mots de passe, des noms qu’on s’invente. Elle me raconte qu’on peut commander sur internet des préservatifs taillés sur mesure (il y a un système de patron pour effectuer la mesure, apparemment..), elle a toujours une science parfaite des ces choses-là. J’essaie de parler allemand, ça fait beaucoup rire E. Je note que je sais faire rire en allemand. Quelques verres s’enchaînent comme les différentes déclinaisons d’un même motif, le bar va bientôt fermer. E. remplit encore un peu les verres avec un reste de soju qu’elle a dans son sac, la petite bouteille du repas coréen pris à Opéra.
Une cohorte d’Anglais séjournant dans l’hôtel s’agglutine au bar, l’un d’eux s’obstine à vouloir entrer dans un placard à balais pour aller pisser et met dix minutes à comprendre le chemin des toilettes, que maintenant tout le bar, nous compris, lui indique en rugissant. Drôle, ce bar plein et pourtant calme, vaste, à la fois kitsch et classique, propice à la confidence, à la coïncidence. Et la discrétion du lieu, de celle qui le tient. Il n’y a jamais que des touristes, et moi.
On va fumer ; il pleut comme dans un film et comme à Paris.
Plus tard, me voici sur l’avenue de l’Opéra. Et me voilà à hésiter, à nouveau. Il n’y a vraiment personne. Beaucoup de parfumeries, aucune odeur. Je capte quelques visages dans les habitacles des rares voitures. Je me sens comme l’Idiot, et j’ai oublié mon texte.
À la réflexion, pense-je dans le taxi, je crois que c’était juste un touilleur « Malibu ».