Un homme parle à une femme qui l’a quitté — il se parle à lui-même — et à tout le monde. Il n’y a pas de centre. Il fait un portrait. Il se souvient pour ne plus attendre. Il parle pour ne pas être seulement constitué du silence qui tisse sa toile autour de lui. Il divague dans le vrai. Il monologue, il soliloque. C’est un blues de genre encombré fait de mots qui viennent trop tard. Tout ça un peu dans le désordre comme on a oublié de se démaquiller.
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J’ai parfois la tendre envie de dire « en ces temps-là », ou « je me souviens », de commencer par le début, mais il y a toujours quelque chose qui bloque, qui s’étrangle, qui s’enraye. Le monde me semble parfois étroit comme le boyau d’un ascenseur. Si j’avais du coffre, j’achèterais un instrument à vent, j’apprendrais les notes, quelques-unes au moins, et c’est ainsi que je respirerais. Je cherche les mots-clés, la serrure, la lampe pour éclairer. Souvent, on me demande des faits. Mais les faits, c’est ce que tous les matins tu faisais bouillir et que tu appelais du « vrai », et que tu me lançais à la figure. Au moins, ça me réveillait, je n’avais aucun doute sur la question. Maintenant, il y a tant de jours où je ne suis pas sûr d’être réveillé. Je suis obligé d’allumer la radio, de comparer la date du calendrier avec celle du journal de la veille. J’évite d’allumer le téléviseur, je crois qu’il est hanté. Il m’arrive de demander à quelqu’un, un passant, ou une personne dans un magasin, si je peux toucher son enveloppe (peau de chair fragile et orange). D’ailleurs, c’est à ça que me servent les magasins, j’achète assez peu de choses, j’en ai déjà trop et je me sers d’assez peu. De temps en temps je vais me parfumer chez Monoprix, juste avant la fermeture. Je m’approche alors de quelqu’un, je demande prudemment si je peux entrer en contact. C’est la fin de la journée, ils baissent un peu la garde. En général je choisis le front, qui épouse bien la forme de la paume, c’est un écrin, parfois d’une humidité rafraîchissante. Certains acceptent, bizarrement, on trouve de tout dans le quartier. Ce sont sûrement ceux qui ont le plus envie de se parler, et qui font traîner leurs achats dans les allées. Certains même, je le sens imperceptiblement, adhèrent à la main que je ne vais plus tarder à retirer, ils avancent en même temps pour prolonger le contact avec l’écran de leur front, ils penchent légèrement vers moi, je me fais l’effet d’un médium qui endormirait son sujet. Pendant ces quelques instants, plus aucun sens n’est interdit. Les gens n’ont pas toujours cette mesure qui les sépare des autres. Il arrive que je continue ma promenade avec eux dans le supermarché, en discutant des produits et des objets, c’est très agréable, très plastique. Mais bien vite le magasin ferme, et nous devons nous séparer.
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