(…) Les après-midi où je ne demeurais pas chez moi, j’occupais les recoins, qu’on retrouve au sein de presque toutes les administrations, réservés aux petits travaux de rédaction d’adresses ou de remplissage de bordereaux divers. Ce sont le plus souvent des tables qu’on dirait un peu plus basses que la normale, peut-être pour vous rappeler à une humilité qui serait compromise par je ne sais quel phénomène, et renforcée de plus par les interminables temps d’attente aux guichets d’où le plus souvent l’on vous toise et vous confine à quelques données étiques et élémentaires, et d’où l’on vous fait dire ce que vous n’avez pas envie de dire, dans un petit boyau d’intimité si peu étanche que la terre entière semble vous écouter.
Pour ma part je commençai dès lors et sans bien m’en rendre compte tout de suite à prendre goût à ces endroits tout à fait particuliers, ce défilé incessant de tous les échantillons humains prenant patience, les uns derrière les autres, réduits à attendre et à avancer pas à pas, si lentement qu’ils sont fascinants à regarder, je voyais dans ces files d’attente une forme de recherche sans objet, la léthargie des réprouvés ; je remarquai souvent l’extrême vieillesse de certaines personnes venant là parées de mille précautions et comme embaumées déjà, à la poursuite ininterrompue, seulement très ralentie, de leur vie ou de tout ce qui pouvait maigrement la leur rappeler, parfois tenant seulement sur de petits bouts de papier qui n’étaient pas les bons.
Et je crois que la vue simple et magnifique de ces exilés me devenait au fur et à mesure indispensable, peut-être me sentais-je comme leur semblable, même si je ne leur adressais jamais la parole, car c’était encore au-dessus de mes forces, je sentais un couvercle sur les efforts que de toute façon je ne faisais pas, mais je fréquentais en silence ces lieux de passage où passer m’était presque de trop. Malgré tout ma stupeur se doublait d’une vigilance accrue, d’une lucidité ou d’un prodigieux pouvoir d’accroissement de ma perception, je remarquai des détails qui m’avaient jusqu’alors échappés, masqués encore peu avant par des zones trop claires, par le bruit du visible. Mais il me fallait faire attention à tout : non seulement à tout ce qui pouvait m’emporter l’attention, mais aussi prendre garde au fait que j’étais en quelque sorte devenu sinon un marginal, du moins que je vivais sur l’étroite marge de manœuvre de l’écart, et que je ne pouvais mener le même type de vie qu’avant. Ainsi je n’étais plus très loin d’une certaine misère, d’une pauvreté des rues que je n’aurais jamais pensé connaître, mais qui me faisait me sentir moins à l’étroit, qui m’autorisait paradoxalement à ne plus réagir aux mêmes stimulations, à ne plus faire usage de ma vie de la même manière. Je me sentais un piéton de face cachée, un marcheur d’interstice, je faisais le trottoir à ma guise, et je n’étais pas assez démuni pour attirer l’attention ou même la méfiance si bien que je pouvais me livrer à toutes les observations que je souhaitais, quoiqu’en vérité je ne souhaitais rien à proprement parler, si ce n’était de fondre comme de la cire à la tiédeur, à l’indifférence des choses. (…)