Quelques notes (rapides et désordonnées) en regardant My Darling Clementine

amoureux

Amoureux ?

Superbe film de silhouettes en même temps que de visages. Et de fratries, parfois aléatoires, transposées ; rien n’est sacré semble-t-il pour John Ford, et c’est ainsi qu’il fait feu de tout bois, qu’il s’attache à tout ; chaque détail est susceptible de se charger en un instant de vie et d’électricité ; c’est la revanche de tous les chercheurs d’or. Il a l’air de réaliser tout cela en faisant autre chose, en galopant sur un cheval ; pourtant, quelle finesse, mais une finesse toujours étourdie dans le détail, dissimulée par la poussière du galop, ce qui semble être une forme supérieure de délicatesse.

Dès le début, quelle belle densité il sait donner au bref destin du personnage du jeune frère. Il ne vit que quelques minutes mais restera pourtant inoubliable. D’ailleurs, c’est lui qui lie tous les destins ensemble, jusqu’à cette fiancée qu’on ne verra jamais. Car nous suivons aussi dans ce fim le destin de personnages invisibles (la fiancée, le père), non seulement de premier ordre, et même davantage lumineux que ces ombres que sont parfois les personnages présents.

Des personnages d’une grande complexité dont on saisit en un instant toute la profondeur, inscrite sur les visages. Une action d’une portée métaphysique profonde.

Ce que je trouve extraordinaire avec John Ford, c’est comme il peut être, aussi, en même temps, Dreyer.

John Ford parvient à un tel degré de tragédie qu’il sait, sans rien révéler, quelques secondes avant, nous faire pressentir qui va mourir, par une espèce de prescience qui tient à la mise en scène, à la justesse des axes, à la position des personnages dans le plan, à l’insistance légèrement accentuée avec laquelle il les filme (cinéaste de l’intuition ?).

Au bout de quelques minutes de film, donc, la scène d’Henry Fonda sur la tombe de son frère, ce personnage qu’on aura à peine vu, est déjà d’une intensité exceptionnelle que la plupart des films n’atteignent à aucun moment, et que les meilleurs atteignent au bout d’une heure et demie.

Mais John Ford étant un génie, il ne va pas s’en tenir à une seule corde, et voilà qu’Henry Fonda plonge la grande Linda Darnell — qui s’appelle Chihuahua, quand même! — dans le baquet où boivent les chevaux (au passage, les chansons de Linda Darnell sont merveilleuses, sans aucun forçage ni aspect performatif, il semble tout à fait normal qu’elle se mette à chanter pendant une bagarre entre deux cowboys, ce que nous croyons volontiers).

Le comique dessine le contour du tragique, et vice versa.

L’art du portrait semble avoir trouvé son maître, toute l’humanité, chez John Ford. C’est l’immense Breughel de l’art filmé. Il faut entrevoir la drôlerie des spectatrices au théâtre, le pasteur improvisé, Linda Darnell se moucher dans sa robe, l’acteur, toute cette petite communauté (Shakespeare dans les tavernes de Tombstone), et les personnages entrer et sortir presque à leur guise des scènes et des plans.

Il y a un très bel art discret, par exemple aussi justement, dans la manière dont les personnages sont placés ou lancés aux débuts des plans, souvent. Art de la jonction, et surtout cette sensation très moderne que l’action a déjà commencé, qu’on la prend en cours de route, que pour un peu on aurait presque manqué le début.

Victor Mature a l’étoffe du héros mais se fait piquer la place par Henry Fonda. Pourtant le vrai héros sera bien cet homme d’ombre, car comme dans beaucoup de grands films, les personnages trimballent avec eux leur passé sans que rien n’en soit dit ou presque. Eux- mêmes ne racontent rien, ils sont comme bouclés, des corps et des forces ; et les femmes heureusement, disent la vérité aux hommes dont les visages sont dans le noir du noir et blanc.

Elles meurent en faisant des clins d’oeil, en pardonnant, en aimant. (“Crie, hurle tant que tu voudras”, superbe déclamation d’amour.)

À un moment crucial pour ces deux amants, il y a d’ailleurs ce raccord magnifique entre Doc Holliday (Victor Mature) et Chihuahua (Linda Darnell), où elle est toute floue dans le blanc, et lui si net dans le noir.

Cinéaste de paysage et art du décor aussi, bien sûr. Décor qui peut tout à fait n’être même pas (encore) entièrement bâti, d’ailleurs. Clementine Carter et Wyatt Earp vont ensemble, se tenant par le bras et alors qu’ils ne se connaissent même pas encore, vers une église même pas encore construite. Quel génie d’invention.

(Et juste après, il faut voir le plan où Clementine attend que Earp l’invite à danser !, et lui qui n’ose pas, avec ce ciel derrière, c’est extraordinaire.)

À voir Wyatt Earp et Clementine Carter marchant ensemble sous les arcades, j’ai pensé, de manière brutale et évidente, à l’annonciation de Fra Angelico que j’ai contemplée si longtemps au musée diocésain de Cortone ; c’est le même décor. Maintenant, j’en suis sûr, Fra Angelico a vu le film.

barman

Barman !

Encore deux coïncidences qui m’ont étonné :

— le gag à propos du parfum que porte Henry Fonda après être passé chez le barbier, on le retrouve dans Le Temps D’Aimer Et Le Temps De Mourir de Douglas Sirk (où il prend une tonalité plus romanesque).

— cette histoire de chirurgien revenant de sa déchance en pratiquant lui-même une opération compliquée, c’est l’histoire même du film Le Secret Magnifique, Sirk  à nouveau.

— et je lis dans Wikipedia que John Ford a connu le vrai Wyatt Earp, qui venait parfois rendre visite aux cowboys sur certains plateaux de tournage ! («J’avais l’habitude de lui donner une chaise et une tasse de café.») Oh, cher John Martin Feeney…